Le Japon est une culture se basant traditionnellement sur le respect mutuel, l'intérêt pour autrui, la courtoisie, l'honnêteté et la discipline. Cependant, les écoles japonaises sont récemment devenues des endroits de plus en plus dangereux, avec un développement dans les crimes violents, la rupture de l'ordre dans les classes (nommé gakkyu houkai), l'acharnement et l'intimidation envers les étudiants faibles ou sensibles (nommés ijime), et un haut taux de suicide. Cette part sombre de la culture japonaise est mise en vie dans All About Lily Chou-Chou, réalisé par Shunji Iwai en 2001, un regard perturbant sur la vie d'un collégien maltraité par ses camarades et qui cherche le réconfort dans la musique d'une pop-star (fictive), Lily Chou-Chou. All About Lily Chou-Chou débute avec uné série de messages écrits comme sur un forum Internet, bruits de clavier au cours de leurs apparitions, introduisant des faits et idées principalement reliés à la mythique Lily Chou-Chou, croisement entre Tori Amos, The Cure, Nirvana et Marilyn Manson. Cet incipit peut sembler similaire à celui de beaucoup d'autres films de l'âge de l'informatique, mais le dialogue digital entre de nombreux fanatiques anonymes continue de manière surprenante au-delà du générique et forme un fil traversant l'intégralité de l'oeuvre. Le texte de ces messages, merveilleusement bien écrit et structuré, agit comme la colonne vertébrale tenant une histoire faite finalement de nombreuses choses, de la fragilité des relations et les personnalités factices que nous utilisons face à elles, à la jalousie fanatique et l'amour contrastant la colère aveugle et la haine, les métamorphoses, et le combat entre la technologie et le naturel.

Les posteurs sont rassemblés ensemble par leur amour envers Lily qui, pour ses fans, est une voix provenant de "l'Ether", lui donnant un statut de déesse surnaturelle. Le pseudo du garçon que l'on voit dans les champs de riz au début du film est Philia, mais son véritable nom est Yuichi Hasumi, frêle garçon de 14 ans dont la dévotion envers Lily est une preuve de foi dans son monde de solitude et de nihilisme. Les messages montrés par Iwai sont révélateurs de l'état d'esprit du posteur : "Imaginez-vous morts", écrit l'un d'entre eux, "cela ne serait-il pas merveilleux ?" Un autre poste qu'une fois arrivé au collège, son monde est devenu gris. Un autre commente "... Pour moi, seul l'Ether est la preuve que je suis vivant. Mais ces derniers temps mon Ether se tarit." Yuichi vit avec sa mère, une coiffeuse, le petit ami de cette dernière et son "demi-frère". Délaissé la plupart du temps quand il s'agit d'interagir avec ses pairs, sa vie est une lutte pour la survie. Il est racketté, forcé de se masturber devant une bande de racailles locale, et humilié par son professeur et sa mère quand il est surpris à voler un CD de Lily Chou-Chou.

Bien qu'exécuté de manière que certains considèreront confuse, succession de saynètes non-chronologiques, le film réussit sa représentation d'une histoire moderne : l'amitié entre deux jeunes adolescents japonais (le film narre la rencontre entre Yuichi et un de ses camarades, Hoshino), leurs pérégrinations dans la vie et à l'école, leurs identités évoluantes, et leur fascination et attachement idéologique envers l'étrangement populaire Lily Chou-Chou. Visuellement parlant, la réalisation suit parfaitement les idées du film : la caméra est souvent tremblante et puérile lorsque montrant les aventures et conversations des garçons. A un moment, une scène de vacances à Okinawa est découverte par le spectateur seulement par l'intermédiaire de la vidéo en amateur, excitée et exaltante, des adolescents eux-mêmes, incluant des gros plans humoristiques sur le corps des filles les accompagnant. Outre ce passage d'une quinzaine de minutes en vidéo, les couleurs de l'oeuvre sont sublimement riches, les champs sont verdoyants et les cieux d'un bleu saturé étonnant, véritable message d'amour à la création cinématographique.

La relation abrupte mais appropriée entre les caméras flottantes, rêveuses, tremblantes, inserts textuels tapés au clavier, et entre les morceaux étrangements sensuels de la fictive star Lily Chou-Chou provoquent des sentiments originaux au cinéma mais provoquant le malaise. Jusqu'à la fin du film ce style sert de manière appropriée l'intensité dramatique de l'oeuvre, en plus d'être incroyable dans sa beauté dépouillée. All About Lily Chou-Chou est ancré dans la croyance traditionnelle d'avant-garde qu'un film n'a pas à être plaisant pour être beau ou efficace. C'est un film étonnamment graphique, un peu comme Les idiots de Lars Von Trier, le Salo de Pier Paolo Pasolini, ou encore la pièce de Frank Wedekind L'éveil du Printemps. All About Lily Chou-Chou est la Beauté retrouvée. En mettant en avant le processus de création du film et en compliquant la frontière entre douleur et plaisir, Iwai force l'audience à être révulsée, entichée, qu'importe ; traduire le film dans un langage cinématographique traditionnelle ne rendrait pas honneur à la profondeur de la narration. C'est un film de catharsis.

Remarquons également combien le film se retient de nous faire la morale. Avec tout ce qui passe dans le monde de nos jours, les réalisateurs se sentent souvent obligés d'ajouter en bonus (voire en sujet principal) un commentaire social sous-jacent à l'intrigue, ce qui n'est pas forcément un problème jusqu'au moment où le spectateur commence à se sentir manipulé par une tendance propagandiste déplaisante. Ce film est en très grande partie basé sur la représentation d'une société réaliste, cruelle et aux événements et conséquences choquantes. Cependant, il réussit à développer ses personnages et situations d'une manière nous permettant de ressentir de l'empathie sans pointer du doigt ni proposer une solution brouillonne. All About Lily Chou-Chou souffre un peu de sa longueur et de certains excès stylistiques, mais reste un film courageux et touchant qui a la volonté de nous confronter à certains aspects du Japon moderne dont ne parlent pas les guides touristiques. Les images à couper le souffle d'Iwai confrontées avec le romantisme de la musique, entre autres, de Debussy capturent de façon terriblement réelle l'expérience de l'adolescence : All About Lily Chou-Chou est un film d'ambiance où le noir est la couleur et le zéro le chiffre, mais les ténèbres se voient percées par la simple affirmation suivante : le réconfort que peut apporter une oeuvre artistique est accessible à tous, y compris ceux souffrant désespérément.

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le 23 oct. 2010

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BiFiBi

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