Car ce n'est plus juste la force, mais les images de force qui importent dans les guerres du 21e siècle.
- Graydon Carter

Le sous-texte des Avengers dispose d'une curieuse accointance avec la rhétorique du combat par drones. La défense américaine des drones est simple : les soldats américains ne meurent pas, ils vont partout, ils tuent seulement les méchants. Avengers nous montre une équipe gouvernementale de super-héros qui est invincible, va partout, et tue seulement les méchants - pas de tir allié ou de pertes civiles. Le point n'est pas que quelques passants soient tués de façon malheureuse (un certain nombre, à vrai dire), mais qu'il n'y en a pas ; la guerre du futur est propre et précise. Cette illusion est portée par les Avengers, mais la relation va plus loin que quelques similarités bienvenues. Tandis qu'Avengers est du divertissement, le film est brodé à partir du bruit médiatique autour du discours sur la Guerre contre le terrorisme, et comme tout film de super-héros ses éléments patriotiques sont magnifiés par leur existence dans un néant - non seulement ils représentent la Guerre contre le terrorisme, mais leurs images ont supplanté un cinéma de temps de guerre avorté. Sans une contre-culture valable qui scrute directement ces simulations fantaisistes, nous sommes laissés en compagnie d'interprétations rêveuses basés directement sur les propos de ceux qui mènent ces guerres.¹

Le théoricien Jean Baudrillard affirme que ce phénomène est le sous-produit d'un conflit mondial où l'humanité est en guerre contre elle-même (telle une maladie auto-immune) et refuse de voir la toile complexe de connexions qui lie la domination occidentale au terrorisme, à savoir, le terrorisme comme rejet total de la domination occidentale. Pour lui ce conflit est entièrement symbolique ; notre engagement est une soupe culturelle d'images déconnectées.² Ces illusions scriptées cherchent à forger un ordre du bien contre le mal, rappelant souvent la mythologie américaine de la Seconde Guerre mondiale, et tentent de synthétiser les images décomposées associées à la Guerre contre le terrorisme : des tours s'effondrant, la Seal Team Six, les prisons secrètes, la surveillance. Pour Baudrillard ces fantômes sont essentiels pour maintenir l'illusion nationaliste officielle en bannissant certains faits qui peuvent forcer tout un chacun à confronter les réalités macabres de la guerre. Rien de neuf par ici, Hollywood ayant rarement suivi l'approche de déshumanisation se produisant en temps de guerre, mais au moins de réels moments historiques étaient utilisés. Le film lambda sur la Guerre contre le terrorisme prétend être autre chose, attirant l'attention avec du kitsch nostalgique tout en y insérant le cahier de charges qui permettent aux guerres impériales de continuer à gronder. Avengers arrive pour incarner cette forme émergente de narration super/terreur comme part intégrante d'un discours officiel : Whedon est allé au-delà du vigilantisme façon "Death Wish" inhérent au genre pour se diriger vers la pornographie guerrière cooptatrice et amateure de technologies mêlée aux dessins animés du samedi matin (qui bouillaient déjà furieusement à la surface du genre).

Baudrillard avança qu'aucun des deux côtés du conflit n'a de capacité à remporter la victoire ; c'est un cycle éternel d'humiliation de l'image de l'Autre, que ce soit en brûlant des drapeaux ou par des cibles de drones sans nom. Iron Man et Hulk fournissent l'écran parfait pour ce rituel : plutôt que de risquer un portrait calculé de bons soldats et de la guerre noble, ils suppriment toutes références littérales au conflit. De cette façon, il n'y a aucun risque à ignorer les crimes de guerre et la brutalité ; les scénarios ne sont pas faux car "c'est juste un film". Le créateur des Avengers, Stan Lee, trahit cette réalité lorsqu'il dit "Je crois que ce serait trop banal et de mauvais goût que d'avoir une figure de la bande dessinée tabasser un musulman et dire "Nous vous aurons". Non, ça ne fonctionnerait pas aujourd'hui". Habillez ce musulman en alien et ça fonctionne très bien. L'appétit pour cet effet est insatiable : Whedon recaste des images généralisées de vilains arabes islamistes en robots/aliens génériques, menés par le tyran efféminé Loki.

Sous la surface de cette ode wagnérienne à la puissance américaine se dégage une relation schizophrène au pouvoir et à la liberté. Quand les robots/aliens envahissent Manhattan, Captain America émerge comme symbole d'ordre, se plaçant bien au-dessus des gens. Quand ses ordres à la police sont discutés ("Pourquoi devrions-nous vous écouter ?"), sa démonstration surhumaine de puissance physique répond à la question. Dès lors, il est le dictateur bienveillant de Manhattan. Et tout comme l'illusion d'un caractère exceptionnel venant avec un exécutif élargi et la puissance militaire, Captain America renonce à son autorité une fois le conflit fini. Mais en réalité ce conflit n'a pas de point final, tout autant selon Baudrillard que selon les vagues paramètres de ses définitions légales. Les puissances guerrières qu'incarne Captain America sont cousues dans le tissu des démocraties occidentales : assassinats extrajudiciaires, frappes de drones, le NDAA, le SOPA, et la répression féroce et brutale envers la dissidence politique, en particulier ceux qui dénoncent. Et tandis qu'Avengers n'est pas de la propagande officielle, il réussit à normaliser et à minimiser cette réalité. Nous sommes censés comprendre ceci comme étant la Liberté, la définition ultime du Bien, employée pour justifier tout et n'importe quoi. Dans un moment curieux dont Whedon semble ne pas avoir perçu l'ironie, Loki force une foule à se courber devant lui (en Allemagne, évidemment), affirmant que les humains "recherchent la soumission". Pourtant cela est censé être la mauvaise façon de faire les choses : Captain America a tout compris avec son totalitarisme inversé, ses sujets choisissant d'être dominés pour leur propre bien, pour leur sécurité assurée par un camarade amical qui croit en Dieu et en l'Amérique.

Avengers est, au final, à propos de la sécurité envers les réalités du traumatisme. Celles qui sont si terrifiantes qu'elles inspirent toute somme d'horreur pour les prévenir, que ce soit les rumeurs distantes de massacres au drone ou l'assurance du super-héros fourbe cinématographique, alors même que le suicide devient la première cause de décès chez les soldats. Les détails de ces horreurs sont rarement compris, ou même reconnus. Ils deviennent des référents absents, des réalités désagréables masqués sous des symboles euphémistes qui effacent le processus de mort et de destruction : des aliens au lieu d'humains, des luttes personnelles au lieu de frappes aériennes à distance, des rues pleines de débris au lieu de rues pleines de corps, et des soldats qui jamais ne sont la proie du barbarisme de la guerre : à poser sous des drapeaux nazis, à violer collectivement des adolescentes, à chasser les civils, à détruire les temples. Ces visions d'annihilation sont transformés en sens commun, oblitérant tout processus qui cherche à comprendre la portée de cet état global. Il est suffisant de croire que le mal pur vient de pays lointains pour détruire nos libertés, laissant l'attaque préventive comme seule option. Et si des vies innocentes sont détruites dans le processus, et bien, mieux vaut prévenir que guérir. Avengers est lisse, plein de couleurs, et parfois drôle, mais cela masque une allégeance délibérée à une idéologie qui non seulement dévalue la vie non-américaine, mais ne peut se résoudre la mort au combat. C'est aussi éloigné de la réalité que le sont les victimes sans noms des frappes de drones de nos champs de vision.

¹ Étudions les propos du critique Andrew Sarris sur l'effacement du Vietnam dans "Politics and Cinema" : "Quand on revient sur le cinéma des années 60 l'on ne peut qu'être interpellé par la rareté des mentions du Vietnam. Pourtant cette rareté est elle-même signifiante en ce qu'elle reflète d'une société émotionnellement détachée de cette guerre en particulier. Je suppose qu'il y a une façon passive et une façon active d'interpréter cette information. La façon active consisterait à critiquer l'industrie du cinéma pour ne pas avoir fait plus de films sur le Vietnam. La façon passive consisterait à reporter la réticence des studios comme un symptôme du manque d'intérêt du public dans cette guerre."

² Lire "This is the Fourth World War: The Der Spiegel Interview With Jean Baudrillard" in International Journal of Baudrillard Studies, Vol. 1, No. 1 (2004) ; et l'article de Jean Baudrillard nommé "War Porn", in Journal of Visual Culture, Vol. 5, No. 1 (2006).
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le 23 déc. 2012

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