De premier abord perturbant, ce film, avec son rythme dilaté qui nous procure l'étrange sensation de voyager tout en restant immobile. Et puis, sans que l'on s'en aperçoive, on se retrouve pris au piège par l'univers composé par Wim Wenders. L'atmosphère est charmante, les personnages sont attendrissants et le film serait une totale réussite si l'histoire contée ne nous paraissait pas aussi abstruse. C'est comme si, malgré la limpidité de la narration, le sens du film nous échappait. Du moins, c'est comme cela que je l'ai ressenti. Le monde édifié par le cinéaste a beau me sembler familier, je n'en étais pas moins réduit à l'état de vulgaire touriste perdu dans une contrée étrangère. Il fallait donc que je revienne vers lui, pour tenter d'assimiler sa langue et ses coutumes, pour mieux appréhender ses mots et ses images. Dans le cas contraire, on passe vite à côté de l'essentiel. Un peu comme un jeune homme paumé qui photographie tout sans voir la vie environnante et qui se balade en ville, le nez en l'air, sans remarquer un seul visage. Dans Alice in den Städten, c'est bien de cela qu'il s'agit, de notre difficulté à ne plus être paumé pour pouvoir enfin trouver notre place dans le monde : pour cela, il faut être capable de tisser des liens qui nous attachent à des lieux, à une culture, à des personnes. Ne plus être perdu, c'est faire l'effort d'aller vers l'autre, ou l'inconnu, pour ne plus être seul. C'est passer de l'autre côté du miroir, pour finalement se retrouver. Une démarche qui n'a rien de naturelle, nous dit Wenders car, en tant qu'adulte, on pense tout savoir, tout connaître, tout maîtriser. Les œillères, que nous nous sommes méticuleusement confectionnées, nous empêchent de voir la beauté et la richesse du monde. Pour pouvoir les ôter, il faut épouser un autre point de vue, vierge de tout préjugé, celui de l'enfance. La petite Alice devient alors notre guide dans l'obscurité de notre vie.

Lorsque l'enfant était enfant, il marchait les bras ballants, il

voulait que le ruisseau soit rivière et la rivière, fleuve, que cette

flaque soit la mer. Lorsque l'enfant était enfant, il ne savait pas

qu'il était enfant, tout pour lui avait une âme et toutes les âmes

étaient une.

Incontestablement, Wenders se met à nu dans ce film. À travers l'errance de Philip, on peut reconnaître la sienne, et également un peu la nôtre, dans cette volonté de se trouver, de se réaliser en tant qu'Homme, que ce soit sur le plan affectif, social ou professionnel. Assez finement, il se positionne comme "jeune cinéaste Allemand" désireux de s'ouvrir au monde. L'Amérique le fascine. Il est formidablement attiré par ce pays dont il ne distingue pourtant que la partie émergée : celle qui est véhiculée par les films et la musique qui ont bercé son enfance. Seulement, il n'est pas facile de trouver son chemin lorsqu'on a en ligne de mire une image fantasmée, une illusion. Ainsi, comme son personnage, Wenders cherche un bonheur idyllique qu'il ne risque pas de trouver. Il parcourt le pays dans tous les sens, cherchant à imprégner la pellicule de son "rêve Americain". Le résultat est assez consternant, une succession de polaroid sans âme et vide de sens. Bien sûr, la caméra arrive à capter les plaisirs éphémères procurés par la vision d'un film, l'écoute d'une musique, la flânerie au milieu d'une grande ville... Mais tout cela reste du plan de la carte de postal. Le photographe ne peut mettre des mots, forcément personnels, sur des images aussi impersonnelles. Ça n'a pas de sens ! Même lorsqu'il regarde son modèle artistique, en matant un film de John Ford à la télé, il n'en voit qu'une image brouillée ! Pourtant la scène de Young Mr Lincoln est d'une grande simplicité : on y voit Lincoln affirmer ses principes, sa personnalité. Notre bonhomme n'en distingue qu'une image superficielle car son œil est distrait par les lumières de la ville qui viennent frapper à sa fenêtre. Comme toujours, l'homme passe à côté de l'essentiel. Heureusement qu'une gamine va débouler dans sa vie pour lui ouvrir les yeux.

Lorsque l'enfant était enfant, sur chaque montagne, il avait le désir

d'une montagne encore plus haute

et dans chaque ville, le désir d'une ville plus grande encore, et il en est toujours ainsi,

dans l'arbre, il tendait le bras vers les cerises, exalté comme aujourd'hui encore.

Philip, Alice, deux solitudes qui vont s'unir, deux êtres imparfaits qui vont se compléter. Assez joliment, dans un style graphique proche des films fordiens, Wenders nous propose un road movie atypique où le spectaculaire est délaissé au profit d'un voyage follement intimiste. Pour se retrouver, il faut sortir des sentiers battus, détourner les yeux des stéréotypies et réapprendre à écouter, regarder, aimer. Ainsi, fort logiquement, pour rejoindre sa patrie notre Allemand emprunte les chemins de traverse et se retrouve en Hollande. Il s'y attarde longuement, suffisamment en tout cas pour que son œil remarque les détails les plus infimes et que son oreille perçoive les paroles à peine murmurées. Il assimile la langue de la vie, le cœur ne va pas tarder à s'ouvrir. Une scène représente à merveille la douce évolution de Philip : il accompagne Alice aux toilettes et l'attend de l'autre côté de la porte. Sans "l'image", notre homme se met à écouter la fillette, lui parle en retour, ne laissant guère planer le doute sur l'état de leurs relations. Si une porte se dresse physiquement entre eux, nul doute que notre homme possède la clef pour l'ouvrir et passer ainsi de l'autre côté du miroir.

À la fin du film, Wenders s'est sans doute trouvé, en tant que cinéaste. Car, même s'il commet quelques erreurs de jeunesse (quelques longueurs, des scènes mal exploitées), il réussit le pari de se réapproprier le road movie, sans imiter ses modèles américains. En s'attardant de la sorte sur ses personnages, il est arrivé à retranscrire une véritable histoire humaine, avec son lot de sentiments simples et sincères. C'est sur cette impression que ce clos le film. Le polaroïd vide de sens du début a disparu. À sa place, apparaît un photomaton bon marché sur lequel on distingue un homme et une fillette. Si l'image n'a rien d’extraordinaire, l'histoire contée, elle, est remarquable. On découvre un semblant de film qui nous montre des visages se laissant aller à la joie et aux sourires. On entraperçoit miraculeusement l'illusion d'une complicité père/fille. On découvre surtout la vision d'un bonheur qui, lui, n'a rien d'illusoire.

Lorsque l'enfant était enfant, il a lancé un bâton contre un arbre,

comme une lance, et elle y vibre toujours.

poème écrit par Peter Handke, Les ailes du désir, Wim Wenders.

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le 19 avr. 2023

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Procol Harum

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