Les fantômes s'émeuvent pour mourir

C’est une histoire de fantôme, dit le titre, mais c’est d’abord une histoire de nous. De nous face au temps qui passe, de nous face à l’inconnu, de nous face au souvenir de nous (et des autres). C’est une histoire de C et de M qui s’aiment et se déchirent, parfois, vont déménager et recommencer leur vie, ailleurs. Et puis C meurt dans un accident de voiture, juste devant leur maison, et M ne dit plus rien, s’abreuve de mélancolie, contemple le vide autour d’elle. Et puis C revient dans leur maison en un fantôme sous un drap blanc, avec deux trous noirs béants à la place des yeux (et étrangement, incroyablement expressifs). Il reste près de M, il veille sur elle, il la regarde dormir, pleurer, être triste, manger une tarte (la séquence, par sa durée, est éprouvante). Aimer quelqu’un d’autre, après lui.


Les années passent, lui reste dans la maison qui les a vu être ensemble, il la voit partir pour de bon, lui échapper pour toujours. Il voit d’autres locataires arriver, il voit la maison abandonnée et détruite, des immeubles s’ériger, il voit le temps revenir, la maison qui sera là, bientôt, bâtie sur les ossements d’une famille de colons (la vision du corps de cette petite fille se décomposant au fil des semaines est bouleversante). Il y avait le deuil, d’un côté, il y a également la perte, d’un autre. La perte d’une femme et d’un monde qui étaient siens, et sur lesquels C n’a plus d’emprise, seulement capable désormais de jeter des livres, de briser la vaisselle ou d’agir sur la lumière, comme tout bon fantôme qui se respecte. Un esprit frappeur, certes, mais un esprit chagrin avant tout.


David Lowery s’empare du mythe du fantôme, ou plutôt de sa représentation la plus populaire (ici inquiétante et en même temps émouvante), pour en faire un incroyable poème sensoriel sur notre impuissance face à l’inexorabilité des choses, sur notre condition de simple mortel, d’âme vagabonde, d’un point de poussière dans la fatalité du monde. D’ailleurs Lowery donne à entendre, lors du monologue (un peu trop appuyé, quand le reste du film sait jouer de creux et de silences) d’un homme au cours d’une soirée, que plus rien ne sera là, que tout disparaîtra, nécessairement, quoi qu’on en dise et quoi que l’on fasse.


Quoi que l’on se souvienne de Beethoven ou s’imagine encore de La Joconde, de nos enfants ou de ceux que l’on a aimé, et l’on se dit que la programmatique du film, vertigineuse, va aller très loin, montrant C jusqu’à la fin des temps, seul, spectateur du déclin de l’humanité et d’un soleil mort dans le ciel engloutissant la Terre, mais non, Lowery part vers quelque chose de tout aussi fort, parvenant à déjouer nos attentes et à emmener son film vers une conclusion (une boucle) plus belle, plus saisissante encore où l’on comprendra que même les fantômes peuvent mourir, à la fin. Comme ça, d’un coup. Comme une exultation, comme une délivrance.


Le parti-pris esthétique de Lowery pourra en agacer plus d’un avec ce format diapositive et cette lumière comme tamisée (hello Instagram) évoquant ces images du passé que l’on aime parfois à revoir, filantes et mouvantes, et ce fantôme errant et triste que l’on croirait échappé d’un clip de Spike Jonze ou de Michel Gondry, et ce côté cosmogonique d’un Terrence Malick revenu du fin fond de l’univers. Mais A ghost story a sa propre singularité, ses pulsations à lui, ses splendeurs faites de plans qui s’éternisent et d’ellipses fabuleuses, de retours et de perditions. De frémissements, d’un écho de l’au-delà. De ces morts qui nous regardent (peut-être), de ces proches disparus qui nous accompagnent (encore), et de ces innombrables mystères qui nous transportent (sûrement).


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mymp
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le 15 déc. 2017

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