En guise de préambule, un constat s'impose : aborder 2001: A Space Odyssey aujourd'hui, après un demi-siècle d'analyses et d'études approfondies, incite à l'humilité et contraint le critique à faire le deuil de l'originalité, les lignes qui vont suivre en seront d'ailleurs totalement dépourvue. Mais si de nos jours, encore, on continue à palabrer sur Homère et consorts, il n'y a pas de raison pour qu'il en soit autrement pour Kubrick ; et au fond, il l'a un peu cherché !


Néanmoins, le revoir aujourd'hui, nous oblige à poser un second constat : alors que les films de SF peinent à se renouveler et vieillissent bien souvent prématurément, 2001: A Space Odyssey semble imperméable aux effets du temps et conserve intact son pouvoir de fascination, sa puissance évocatrice, ou autrement dit son unicité. À part en jetant un œil du côté du Solaris de Tarkovski, on a bien du mal à lui trouver des équivalents. Mais pour quelles raisons exactement ? Peut-être tout simplement parce que 2001: A Space Odyssey est moins un film de SF qu'une épopée humaniste, une méditation philosophique, une harmonie plastique en même temps qu'un élan poétique ; il cherche moins à servir un genre bien balisé qu'à le transcender et le réinventer afin d'apparaître comme une invitation, un rappel, une audace, à voir le cinéma comme un art majeur, au même titre que la peinture, la musique, ou encore la littérature.


L'humanité comme dans un livre ouvert


La littérature, justement, parlons-en car parmi tous les arts, c'est sans doute celui qui a permis le mieux la retranscription de l'Histoire humaine et qui a conduit des pistes réflexives sur celle-ci à travers notamment la mythologie ou les contes. Et c'est exactement ce à quoi ambitionne Kubrick avec 2001 : aborder l'évolution de l'Humanité, s'interroger sur celle-ci (origines et devenir, relativité et solitude de l'Homme...), tout en conservant la forme d'un récit populaire, universellement appréciable. L'univers de la SF constitue ainsi le terreau idéal pour créer une nouvelle mythologie, propre au médium cinématographique : le symbolisme et la métaphore sont adaptés au langage cinématographique ; les mythes se réinventent tout en conservant leur puissance évocatrice (l'image se substitue aux discours pontifiants et surtout explicatifs, laissant le soin au spectateur d'étayer sa propre réflexion) ... Ainsi, l'intérêt de 2001 réside sans doute moins dans ses mystères et ses résolutions, que dans sa façon nouvelle de conter l'humanité, en utilisant pleinement les possibilités offertes par le cinéma afin de transposer ses réflexions philosophiques (notamment les concepts nietzschéens de l'éternel retour et du Surhomme) dans une nouvelle forme de récit mythologique, épique et passionnant : le héros quitte son monde (la Terre) pour explorer l'inconnu (l'océan céleste), affrontant le monstre (le cyclope HAL), éprouvant des péripéties initiatiques (la rencontre avec le Monolithe, etc.), avant de revenir plus fort chez lui (le retour du fœtus astral sur la Terre).


En procédant de la sorte, les possibilités de l'art littéraire trouvent une résonance nouvelle à l'écran : on passe du "livre monde" à un "film univers" dans lequel tout semble possible, le voyage dans le temps comme dans l'espace, la visite des plaines africaines comme du cosmos, la rencontre avec celui qui fut et celui qui sera, avec le Terrien primitif et l'enfant des étoiles... Métaphorique en diable, finement allusive, la mise en images de Kubrick lui permet de se défaire des encombrants oripeaux de la littérature (le recours aux mots, paroles, explications) afin de composer une écriture nouvelle parfaitement en phase avec notre imaginaire.


Ainsi parlait Kubrick


Ainsi, en une poignée d'images symboles (le singe ou pré-homme, le monolithe comme entité supérieure, et l'os « outil » ou « arme ») il invite notre esprit à associer intimement les notions d'humanité, de progrès et de meurtre. Une association qui ne relève pas de la pure science-fiction évidemment, surtout durant ces années 60 où la menace nucléaire est prégnante. De même, la gestion du rythme est également signifiante puisqu'elle est mise au service du discours métaphysique, prolongeant de manière sensible ses réflexions ou ses arguments. Le rythme est contemplatif la plupart du temps, permettant au spectateur d'assimiler les différentes thématiques rencontrées (l'Homme et la machine, la compréhension de ce qu'il est vraiment, etc.), mais il se fait parfois beaucoup plus rapide, comme lorsque Dave traverse le monolithe, nous faisant ainsi ressentir une temporalité non linéaire, faite de poussées et d'accalmies, qui est celle d'une Humanité en pleine évolution. Quant à l'ellipse narrative, elle est utilisée par Kubrick à bon escient afin d'orner de sens ses images. La plus célèbre d'entre-elles, celle qui relie l'os au vaisseau spatial, lui permet de mettre en parallèle de façon limpide l'évolution humaine avec celle des techniques. Mais elle lui sert surtout à guider notre regard vers l'évolution inquiétante prise par cet Homme moderne qui pense s'élever par la technique, devenir plus « dieu » que « humain », et ainsi dominer ce qu'il pense à tort maîtriser (la nature, l'espace, l'intelligence artificielle).


Perce alors, à travers ce beau voyage spatial et cette vision progressiste de l'Humanité, le regard pessimiste d'un cinéaste qui n'a eu de cesse de mettre en garde l'Homme contre sa nature pernicieuse et destructrice (Dr. Strangelove, Paths of Glory...). Si le propos est assez sombre, sa retranscription cinématographique se fera une nouvelle fois de manière élégante et poétique, évitant le didactisme et les leçons de morale, afin de conférer à 2001 sa pleine puissance suggestive. L'Homme, qui autrefois cherchait simplement l'émancipation (l'australopithèque utilisant l'os comme outil), s'efface dorénavant de l'écran afin de laisser la place à sa version moderne, celle qui remet en cause sa mortalité et porte en elle le chaos (le Beau Danube bleu, sur lequel le vaisseau apparaît, est également le nom de la première bombe nucléaire britannique). L'idée de la déshumanisation de l'individu est également finement suggérée à travers ces scènes de vie qui semblent terriblement artificielles : les individus deviennent froids et lisses comme le monolithe ; quant aux communications, elles sont tout aussi impersonnelles (échange avec la famille par le biais de vidéos)... le contraste avec HAL est alors saisissant : dans ce monde technicisé à l'extrême, l'humain semble avoir disparu des écrans, remplacé par la machine jusque dans sa représentation du vivant (HAL fait preuve d'émotions, comme la peur d'être débranché). Cette vision de notre propre devenir est pour le moins alarmante, débouchant sur un questionnement métaphysique des plus passionnants, justifiant à lui seul notre intérêt pour le film. Mais Kubrick n'en reste pas là, et nous propose un peu plus que cela.


Dans l'espace (d'une salle de cinéma), personne ne vous entendra rêver.


« 2001, est une expérience visuelle non-verbale. Cela évite une verbalisation intellectuelle et atteint directement le subconscient du spectateur d’une manière essentiellement poétique et philosophique. Le film devient ainsi une expérience subjective qui frappe le spectateur à un degré intérieur de conscience, tout comme la musique ou la peinture ». Les propos tenus par Kubrick résument merveilleusement bien sa démarche : le fond du film s'exprimera avant tout par ses qualités esthétiques, l'élégance de sa mise en scène, nous donnant aussi bien à penser qu'à nous émouvoir. Ou pour le dire autrement, face au danger d'une humanité qui se déshumanise, Kubrick convoque les sens de son spectateur en guise d'invitation à la prise de conscience.


Pour ce faire, il commence par nous frustrer, nous faisant attendre de longues minutes avant de nous faire voir les premières images, entendre les premières paroles, avant de nous faire découvrir l'inimaginable : le mouvement des planètes suit celui des notes de musique, et l'harmonie qui s'en dégage nous subjugue totalement ! On devine ainsi ce que sera la grande ambition esthétique de Kubrick, véhiculer émotion ou réflexion par la seule force de la mise en images : l'harmonie émerveille, fascine et ouvre le champ des possibles, tandis que la dissonance nous inquiète, effraie, interpelle...


Elle nous interpelle surtout sur l'Homme et le conflit qui l'anime : entre la beauté de sa civilisation et la barbarie qui lui est propre, sa capacité à s'élever de sa nature première et ses faiblesses humaines, ou tout simplement entre sa grandeur (être évolué, maîtrisant les techniques...) et sa petitesse (sa place insignifiante dans le cosmos, les limites de ses capacités...). C'est un antagonisme qui parcourt régulièrement l'œuvre de Kubrick (Paths of Glory, Barry Lyndon...) et qu'il va représenter à l'écran de façon très suggestive : en jouant, par exemple, sur les formes et les couleurs (la clarté des intérieurs détonne avec le noir du cosmos, les lignes claires qui délimitent l'espace humain (objets, vaisseaux...) s'opposent à l'infini de l'espace sidéral...), sur la mise en musique de certains plans (la « sauvagerie » de Ligeti qui se confronte au civilisé Strauss), ou encore sur les différences de perception (en épousant le « regard » de HAL, l'Homme nous paraît insignifiant).


Mais le plus remarquable, peut-être, demeure sa réappropriation de la figure du cercle, symbole de l'harmonie et de la répétition des choses, afin d'évoquer l'évolution humaine, l'ordre et le désordre qu'elle occasionne, les espoirs de vie et les angoisses de mort qu'elle suscite. Cette figure cyclique, induite notamment par le mouvement (mouvements de caméra, valse des vaisseaux, déplacement à 360°...) ou la récurrence de certains motifs (planètes, œil, l'ouverture et la conclusion du film par le même poème symphonique), dote les images d'une véritable force vivifiante. Par contre, l'angoisse (de mort) va apparaître lorsque la circularité va être interrompue, lorsque la belle harmonie précédemment citée va être brisée : c'est, par exemple, la chute silencieuse de l'astronaute dans l'espace, ou encore la forme roide du monolithe qui fait office d'obstacle indépassable...


Indépassable seulement lorsque le monolithe est en position verticale, car, à la fin, lorsqu'il se couchera à l'horizontale, confondant ainsi sa silhouette avec celle d'un écran de cinéma, il laissera aller Dave vers l'au-delà, offrant ainsi au spectateur le terminus psychédélique d'un voyage cinématographique hors norme. Une façon de montrer que le cinéma peut être un médium puissant, capable de transporter le spectateur vers un ailleurs étourdissant. Une façon également de rappeler que, sur la toile de l'artiste, défilera toujours le film de nos désirs... 2001, à l'instar du monolithe, demeure ainsi un objet fascinant, profondément insondable, à la surface duquel se reflètent nos fantasmes cinéphiles.

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le 7 mai 2023

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Procol Harum

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