Si l’influence d’Orwell sur le cinéma d’anticipation n’est plus à prouver, à travers notamment des films comme Brazil ou V pour Vendetta, les pures adaptations de ses livres s’avèrent aussi rares que peu passionnantes. Ce fut le cas notamment pour Nineteen Eighty-Four dont les ersatz cinématographiques tombèrent rapidement dans l’oubli (Rudolph Cartier en 1955, Michael Anderson en 1956). Si la version de Radford marqua davantage les esprits, c’est parce qu’elle a su faire écho à sa propre époque en parlant au présent, en rappelant tacitement les années 80 (symbolique de la date de sortie, recours à la musique d’Eurythmics…), nous donnant à voir une représentation à peine maquillée de la vie au sein du bloc soviétique. Michael Radford, en effet, élabore une vision pleine de sens d’un pays gouverné par un seul homme et un seul parti. Une nation assommée par les interdictions, à commencer par celle d’aimer et de jouir. Un monde qui ne voit sa puissance que par le prisme de la guerre et de l’oppression


Avant toute chose, il faut saluer la grande probité de Radford : l’adaptation est fidèle au livre, retranscrivant scrupuleusement le cadre (le lieu de travail de Smith, les quartiers londoniens…) et l’intrigue (le cheminement personnel de Smith, les moments intimes…), tout en relayant parfaitement sa vision politique (la figure iconique de Big Brother, la société de surveillance, la réduction des libertés, etc.).


Nineteen Eighty-Four évoque ainsi avec pertinence les mécanismes de domination mis en œuvre par les systèmes despotiques : on retrouve notamment l'endoctrinement de masse, la célébration incessante du pouvoir en place, le travestissement de l'histoire par un effacement de la mémoire collective et individuelle, etc. Seulement, il n’y a pas de bonne adaptation cinématographique sans trahison avec l’œuvre originelle : le matériel de base doit être transcendé pour être réinventé, pour justifier son existence sous une nouvelle forme. Sinon, le film risque de ne jamais dépasser le stade de la copie impersonnelle, de l’œuvre désincarnée et finalement peu passionnante.


Michael Radford, quant à lui, tente bien d’imposer sa patte à l’écran, en travaillant notamment le visuel de son film (différences chromatiques entre les deux mondes, jeu sur les contrastes pour exprimer le combat intérieur des personnages, etc.), mais cela demeure mineur et peu productif.


On s’en rend compte notamment dans sa manière de nous exposer son histoire : il vivote, survole, et tente artificiellement de raccorder entre eux les différents éléments du livre : on passe rapidement sur le contexte politique (on comprend vaguement les conflits qui existent entre les différents pôles mondiaux), de la même manière que l’on se contente d’effleurer la nature pernicieuse du pouvoir en place (la police de la pensée, la novlangue...). En voulant restituer de manière scolaire le contenu du livre, Michael Radford se disperse rapidement et n’exploite que partiellement son sujet.


C’est sans doute ce qui explique qu’il passe à côté d’une donnée essentielle du livre : sa dimension humaine ! Car avec 1984, en plus de fustiger les systèmes despotiques, Orwell tenta surtout de redonner à l’Homme sa vraie place, c’est-à-dire au cœur de l’histoire. Mais là où le livre parvenait à éveiller l’humanité de son lecteur, le film se contente d’être froidement didactique, expédiant promptement l’histoire d’amour entre Winston et Julia. La bonne prestation des acteurs n’y changera rien, les émotions ne perceront que bien trop rarement à l’écran. Paradoxalement, alors qu’il s’efforce de dénoncer l’inhumanité du totalitarisme, Nineteen Eighty-Four échoue platement dans sa représentation de l’individu : le chef d’œuvre d’Orwell méritait sans doute un peu mieux !


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le 18 avr. 2023

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Procol Harum

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