Siegfried, tome 1
7.6
Siegfried, tome 1

BD franco-belge de Alex Alice (2007)

CRITIQUE DES TROIS TOMES :


Il est surprenant de constater à quel point le mythe de Siegfried n'a que très peu nourri l'imaginaire moderne. Si ce n'est dans le domaine musical, l'épopée du héros germanique ayant bien sûr inspiré le célèbre opéra de Richard Wagner en 1876 tout en continuant d'influencer les compositeurs modernes. Au cinéma, la plus célèbre adaptation du mythe reste le diptyque des Nibelungen réalisé par Fritz Lang en 1924. Ça fait donc une paye et depuis bon nombre d'auteurs ont lorgné sur le mythe sans oser y toucher. Il faudra attendre 2007 pour que le dessinateur Alexandre Alice se penche sur une nouvelle adaptation de la légende germanique. S'étant notamment fait connaitre dès 1997 pour son superbe travail d'illustrateur sur la série de bd Le Troisième testament, en collaboration avec le scénariste Xavier Dorison (Long John Silver), Alice se lança dix ans plus tard dans la création d'une mini-série graphique sous forme de trilogie consacrée au mythe de Siegfried. Depuis, cette oeuvre a largement eu le temps de devenir une référence parmi les grandes réussites de la bd franco-belge"récente".


Borné à ne lire qu'un certain type de récit science-fictionnel et horrifique durant les années 2000, je passai à l'époque complètement à côté de cette oeuvre dont les somptueuses couvertures attiraient pourtant parfois mon regard dans les rayons des librairies. Ce n'est que bien plus tard, à l'occasion d'un séjour en Bretagne, que je découvris enfin le titre chez un ami, dans sa bibliothèque surchargée de bd, et compris alors l'engouement qu'avait provoqué à son époque le travail d'Alice.
Siegfried est un joyau brut du 9ème art. Une épopée mythologique, aussi somptueuse que fascinante, qui revisite intelligemment la Chanson des Nibelungen en y apposant des archétypes de pure fantasy.


Une nuit d'orage, perdu dans une étendue de neige sans fin, un couple de voyageurs brave la tempête pour fuir le courroux d'Odin. Le doyen des dieux ne tarde pas à les rattraper, pourfendant le ciel de sa lance et terrassant les deux amants. Abandonnée au côté du corps inerte de son compagnon dans ce paysage de désolation, la jeune femme met au monde un enfant et supplie un voyageur, le nain Mime, d'en prendre soin avant de s'éteindre doucement. Des années plus tard, Siegfried est devenu un enfant solitaire, avide d'aventures et de découvertes, élevé durement par Mime et passant ses journées à vivre parmi les loups. Très loin de là, Odin s'inquiète du retour de Fafnir, le dragon censé provoquer le Ragnarok. Selon une ancienne prophétie, seul un mortel élevé dans l'ignorance des dieux et des hommes pourra vaincre le monstre lorsqu'il surgira des tréfonds de la Terre. Le maître du Valhalla place ainsi tous ses espoirs en Siegfried dont il tua un jour les parents. Il interdit alors à tous les dieux d'intervenir dans le périple du jeune homme pour ne pas risquer d'annuler la prophétie. Mais la Walkyrie préfère ignorer la volonté de son père et ne peut laisser la destinée des dieux aux mains d'un simple mortel. Elle se lance à la poursuite de Siegfried, alors que celui-ci, accompagné de Mime, marche déjà vers son destin.


Très loin de vouloir proposer une adaptation fidèle, Alexandre Alice avait ici l'ambition de revisiter la légende de Siegfried y intégrant des éléments de pure fantasy épique. Sa trilogie s'inspire ainsi moins de la célèbre Chanson des Nibelungen et des films de Lang que de l'oeuvre de Tolkien dont Alice emprunte ici bon nombre d'éléments. Ce qui a tout d'ironique quand on sait que Tolkien lui-même s'était inspiré de plusieurs légendes (dont celle de l'Anneau du Nibelung) pour imaginer ses récits. On retrouve ainsi bon nombre d'archétypes popularisés par l'oeuvre de l'auteur du Hobbit : un peuple de nains aux portes de l'extinction, un immense dragon annonciateur de destruction, une déesse amoureuse d'un humain (renvoyant à l'amour d'Aragorn et d'Arwen), un nain en exil, partagé entre deux personnalités et aussi ambigu que l'était Gollum (Mime et même son frère, Fafnir), et bien sûr cette source illimitée de pouvoir et de corruption (l'Anneau de pouvoir chez Tolkien, l'Or du Rhin dans la légende des Nibelungen). Evacuant de son scénario toute l'intrigue de cour au coeur des films de Lang et donc l'essentiel de ses protagonistes (on ne compte que deux humains dans les trois tomes), Alice mixe certains des personnages de la légende (Fafnir est ici par exemple une combinaison de deux personnages, Alberich et Fafner) et préfère revenir aux fondements de la fantasy épique. L'auteur reprend ainsi à son compte le schéma narratif du Voyage du héros énoncé par Joseph Campbell et transforme l'épopée de Siegfried en véritable quête initiatique : il perd son jeune héros sur une terre des origines, l'entoure de loups, de créatures mythiques et de dieux mystérieux, et le lance dans un voyage vers l'inconnu dont il sortira à jamais transformé.


Les nombreuses libertés de l'oeuvre vis-à-vis de la légende, loin du simple sacrilège, servent ici surtout le génie graphique de l'artiste.
Illustrateur de renom, figurant au top des dessinateurs de la bd francophone actuelle (aux côtés de Matthieu Lauffrey et d'Olivier Ledroit), Alex Alice élaborait ici une oeuvre graphique ambitieuse, transcendée par des parti-pris esthétiques remarquables et qui illustrent à merveille le souffle épique se dégageant de l'opéra de Wagner (autre influence avouée de l'auteur dans la conception de cette BD). Dès les premières planches, l'artiste plonge son lecteur aux origines du monde, sublimant l'apparition du roi des dieux comme une ombre planant sur un paysage d'apocalypse. Il y isole un couple d'amants dans les ténèbres, les condamne sans dialogue à une fin tragique pour mieux annoncer l'épopée guerrière qui va suivre à travers quelques planches relatant l'enfance solitaire de leur fils. Tout le reste de l'oeuvre sera au diapason de cette introduction, chaque planche recelant d'illustrations sublimes, superbement mises en valeur par une mise en page inventive qui regorge de trouvailles visuelles (le dialogue d'ouverture, la double page sur la déchéance de Fafnir, le reflet de Siegfried dans l'oeil du dragon, la disparition brumeuse d'Odin). Parcourue d'autant d'images inoubliables, comme celle de ces dieux qui disparaissent à l'orée du jour, Siegfried est une bd qui se dévore jusqu'à la dernière page et que l'on referme à regret, l'esprit rêveur et le coeur conquis.

Buddy_Noone
9
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le 17 nov. 2019

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Buddy_Noone

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