C'est dingue. Quand je lis du Pratt, je me découvre une envie de devenir poète. Son coup de pinceau extrêmement juste, agrémenté de ces dialogues faussement simplistes, est d'une efficacité redoutable. Le tout d'un noir et blanc contemplatif à souhait, qui donne à chaque image une dimension intemporelle mêlant mouvement, beauté et lyrisme. C'est évident : Hugo Pratt joue avec les sentiments de son lecteur, et d'une bien belle manière.
Corto Maltese, tout marin qu'il soit, a signé dans cet opus pour une aventure terrestre : point de navire ici, il n'est question de jonque que lors d'un court instant. Tant pis, Corto sait se débrouiller autrement. Après tout, c'est un pirate, il sait s'adapter aux situations. Et ce pour notre plus grand plaisir, puisqu'en lieu et place d'abordages en pleine mer, nous avons droit à de l'action à bord de trains arpentant la froide et désertique Sibérie.
Et puis, Corto n'est pas seul. La belle part est faite à Raspoutine, incarnant le penchant sombre et -presque- dépourvu d'émotions du héros. L'être amoral mais attachant, et pour qui la justice n'a pas de nom sinon "Or".
C'est justement cet or qui constitue le fil de cette aventure. Un train convoyant un trésor, quelque part en Russie, que Corto et Ras sont chargés de dérober. Une entreprise finalement classique, pour deux gentilshommes de fortune.
Et puis Pratt, comme à son habitude, a eu la bonne idée de parsemer son histoire de personnalités secondaires, qui viennent donner du volume à ce scénario. On apprécie tout particulièrement les rôles joués par une jeune fille et une belle femme, à la fois mystérieuses et romantiques à leur manière.
Corto, pendant ce temps, semble vivre au delà des événements. Son regard survole ce monde fait de noirs et de blancs comme s'il essayait à en tirer quelque chose, au loin. Peut-être est-il à la recherche de son propre avenir. Ou peut-être pas.
Et moi, ce regard sombre et triste, il me fait toujours le même effet. Il m'envoûte, Corto Maltese. Toujours le même anneau à l'oreille, le même cigare à la bouche, et le même cynisme sous la langue.
Je ne m'en lasse pas.