« I always thought that songs are like movies for ears » (Tom Waits)

Le premier album de Bruce Springsteen, Greetings from Asbury Park N.J. sorti en janvier 1973 démontrait déjà un potentiel certain de la part du natif du New Jersey et un incontestable talent de poète, une aisance déconcertante à jouer avec les mots et les faire sonner harmonieusement pour former des chansons déjà très abouties où l'énergie de la jeunesse et le désir d'ailleurs se mêlaient à un regard mélancolique porté sur les êtres et une volonté manifeste de sublimer ces destins par l'expression poétique. Mais une production parfois un peu approximative et la spontanéité (certes enthousiasmante) du jeune débutant entraînaient également une difficulté à canaliser cette déperdition d'énergie et ce débit vocal effréné, de telle sorte que l'accompagnement ne faisait pas entièrement corps avec le chant et que l'ensemble pouvait donner une légère impression de saturation. Dès son deuxième opus, Springsteen apporte une réponse admirable à ces menus défauts en affinant à la fois son expression poétique et la structure de ses compositions, attribuant à chacun de ses musiciens une place bien définie : The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle sera un album aux tonalités résolument plus rock que l'album de ses débuts, qui s'apparentait plutôt à un style folk-rock hérité de Bob Dylan. L'album se développe sur deux pôles narratifs, Asbury Park d'une part (représentant plus généralement la province américaine) qui incarne une vie ennuyeuse et médiocre et cristallise les aspirations contrariées de la jeunesse ; la cité new-yorkaise d'autre part, qui s'y oppose dans la mesure où elle foisonne de vie et de mouvement, mais cette jungle urbaine s'avère également dangereuse et on peut risquer de s'y perdre, L'album se fonde sur un double mouvement, qui pourrait apparaître comme contradictoire, mais révèle en réalité toute la force de l'art de Springsteen : on y décèle à la fois une célébration de l'énergie de la jeunesse, de sa volonté de rompre avec la vie ennuyeuse qu'elle mène et de se libérer de conventions sociales étouffantes (Rosalita), mais Springsteen, loin de la rejeter catégoriquement, ne cesse pourtant de sublimer et d'exalter cette vie urbaine qui prend ainsi une consistance et une richesse dont elle ne dispose probablement pas dans la réalité. C'est que Springsteen semble de plus en plus s'identifier à la figure de poète des rues, comme s'il s'était donné pour mission de pallier à tout ce que cette vie peut avoir de médiocre et de désespérant en la transcendant par la force du langage et de la musique. Ce qui suppose aussi une lucidité supérieure, menant à la tonalité douce-amère qui imprègne certains des morceaux de l'album (4th of July, Asbury Park). Mais celui-ci est constitué d'une diversité de sentiments et d'atmosphères, d'une épaisseur et d'une profondeur auxquelles on ne peut tenter de rendre justice qu'en examinant chacun de ses morceaux en détail.


Si l'on tente d'analyser The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle à travers le prisme de l'album-concept, The E Street Shuffle peut être assurément considérée comme son introduction conceptuelle. L'album s'ouvre sur un son de cuivres un peu trébuchant qui évoque une fanfare urbaine et nous plonge immédiatement dans l'atmosphère joyeusement désordonnée d'Asbury Park ; le morceau trouve son rythme avec l'arrivée de percussions et des claviers aux accents funky de David Sancious. Springsteen débite les trois couplets à un rythme impressionnant tandis que d'autres instruments, notamment le saxophone, le rejoignent à l'arrière-plan, interrompu seulement par le pont et un très bref solo de guitare. Springsteen introduit ici discrètement un procédé qu'il réutilisera avec beaucoup de succès dans Born to Run : on croit d'abord que le morceau s'interrompt sur cette brève section de guitares, mais ce n'est que pour mieux reprendre quelques secondes plus tard, avec un dynamisme redoublé, au son des claviers et des congas de Richard Blackwell, formant une coda des plus réjouissantes. L'atmosphère ensoleillée et festive de ce morceau lui confère un irrésistible caractère dansant qui semble unir les nombreux personnages énumérés dans le couplet dans une même célébration (« Everybody form a line »). Du point de vue du texte, Springsteen ne met pas véritablement en place de récit pour le moment : le regard omniscient du poète balaye une multiplicité d'individus et de figures, sans savoir encore sur lequel il va se fixer. Il laisse du moins entrevoir la richesse de son environnement et la matière poétique qu'il peut potentiellement devenir. Une impression de foisonnement traduite parfaitement par la richesse de l'arrière-plan musical, qui restitue l'énergie du live avec un plaisir communicatif.


Cette introduction fort sympathique laisse place à la pièce maîtresse de la première face, 4th of July, Asbury Park (Sandy). Il s'agit en apparence d'une composition plus classique : des notes chaleureuses de guitare acoustique confèrent une couleur folk au morceau, soutenu discrètement par la suite par une ligne de batterie et un harmonica en arrière-plan contribuant à apporter de petites touches de mélancolie, distillant ainsi progressivement l'émotion pour faire corps avec le mouvement du texte. Un texte qui peut être considéré comme le plus bel effort d'écriture de Springsteen à ce jour : loin de célébrer la fête nationale américaine comme le titre pouvait le laisser croire, le poète n'utilise cet événement qu'en tant de toile de fond, lui permettant de souligner par contraste les sentiments et états d'âme de ses personnages en opposition totale avec les émotions attendues lors d'un 4 juillet. Si le saisissant tableau kaléidoscopique que dresse Springsteen dans le premier couplet peut donner l'impression de prolonger la vision omnisciente de The E Street Shuffle, on bascule rapidement vers un point de vue interne et une exploration des états d'âme du personnage principal. La voix de Springsteen, qui débute dans un murmure, dévoile les espoirs déçus, les aspirations contrariées, révèle l'ennui, la fausseté et la superficialité de cette vie urbaine d'Amérique de province, dont tous les travers sont comme mis au jour par les feux d'artifice du 4 juillet : la chaleur étouffante de ce début d'été exacerbe les tensions et rend presque insoutenables ces heures passées sous les arcades poussiéreuses en quête de relations purement intéressées et sans lendemain avec de jeunes ouvrières ou serveuses (« And me, I just got tired of hanging in them dusty arcades, banging them pleasure machines / Chasing the factory girls underneath the boardwalk »). Une lassitude et une désillusion contrebalancées par le refrain et sa volonté de célébrer le caractère précieux et fugace de l'instant présent (« Oh, love me tonight, for I may never see you again ») ; une célébration évidemment indissociable de la création artistique, capable de transcender la fausseté et le grotesque de cette existence « carnavalesque » et même de la soustraire au caractère destructeur du temps : « This pier lights our carnaval life forever ». Une transcendance qui a peut-être également à voir avec l'amour véritable que le narrateur ressent pour Sandy, par opposition aux relations superficielles et répondant essentiellement à un désir physique décrites dans le premier couplet.


La tonalité douce-amère de 4th of July laisse place à une composition beaucoup plus rythmée, le jazz-rock très dynamique Kitty's Back. Le morceau marque un retour à un point de vue omniscient et nous transporte à New York City pour former une des nombreuses visions romantiques de la ville américaine développées par Springsteen (et qui culmineront évidemment dans le chef d'oeuvre Jungleland). Non sans un certain détachement, mais aussi avec une empathie certaine pour la figure du loser, la chanson s'attache à un homme que sa petite amie, Kitty, vient de quitter pour se marier avec un citadin à l'avenir plus reluisant (« She left to marry some top cat/Ain't it the cold truth ») et trouve le juste ton entre cette évocation du dépit amoureux et de la détresse du personnage (« What can I do ? ») et l'exploration un peu confuse de cette jungle urbaine. Une confusion traduite par la structure de la composition, l’une des plus audacieuses de l'album : autour de trois minutes trente, les guitares semblent perdre complètement pied et se noient dans un véritable chaos sonore, seulement résorbé par un beau solo d'orgue Hammond signé David Sancious. Le chant de Springsteen revient, bientôt soutenu par des chœurs, pour accueillir le retour de Kitty en ville qui vient probablement étaler sa réussite, sans que le personnages masculin soit capable d'émettre la moindre protestation (« But she's so soft, she's so blue/When he looks into her eyes/He just sits back and sighs »). La première face se clôt sur le seul morceau dispensable de l'album, et son unique faiblesse, Wild Billy's Circus Story, qui explore la vie d'un cirque itinérant, une veine explorée par Tom Waits des années plus tard sur son album Real Gone (2004). Le texte ne manque certes pas d'intérêt, s'attardant sur la vie cyclique et répétitive de cette troupe itinérante et faisant défiler la galerie attendue de freaks avec une capacité d'empathie toujours intacte. Mais le chant de Springsteen souffre d'un sur-jeu très en-deçà de sa subtilité habituelle et la présence d'un tuba en arrière-plan musical laisse dubitatif. S'il n'est pas un naufrage complet comme Mary Queen of Arkansas sur le premier album, on sera fort gré à Springsteen de ne pas avoir prolongé ce très oubliable Wild Billy's Circus Story au-delà des cinq minutes.


La seconde face s'ouvre fort heureusement sur le deuxième sommet de l'album, le somptueux Incident on 57th Street. Une succession d'images quasi-cinématographique sur la cité new-yorkaise, prolongeant la vision de Kitty's Back mais en gagnant en finesse d'écriture et en profondeur d'émotion. En s'appuyant sur un point de vue omniscient qui pénètre les âmes des personnages et restitue le mouvement de la ville avec une rare acuité, Springsteen sublime ces banales figures de losers et les événements les plus ordinaires du quotidien en les élevant au rang de grandes figures tragiques et en faisant de la ville une véritable scène de théâtre, ou plutôt de comédie musicale (cette composition doit visiblement beaucoup à West Side Story, une influence que l'on retrouve - décidément - sur le Blue Valentine de Tom Waits). Ici, Springsteen s'attache plus particulièrement au destin de deux jeunes porto-ricains et de leur histoire d'amour impossible au milieu de la jungle urbaine et du gangstérisme ambiant, prenant soin toutefois de laisser le dénouement de son récit ouvert et sujet à interprétation : « Now we may find it out on, on the street tonight baby/Or we may have to walk until the morning light maybe ». La nuit va-t-elle mettre un terme définitif à cette liaison, ou subsiste-t-il l'espoir d'une rédemption, incarné par la lumière symbolique du matin, pour les deux amants ? La chanson débute sur un rythme plutôt contemplatif avec le piano délicat de Sancious, bientôt rejoint par la batterie de Vini Lopez qui fait admirablement corps avec le chant de Springsteen. L'orgue de Danny Federici vient apporter une intensité émotionnelle supplémentaire aux passages les plus décisifs de la chanson, achevant de constituer une harmonie musicale d'une rare perfection. Après une première montée en intensité, le rythme retombe pour mettre en avant la ligne de basse du bien nommé Garry Tallent. Le retour de l'orgue achemine doucement le morceau vers son climax, où Springsteen est rejoint par des chœurs d'une grande sobriété pour la répétition triomphale des deux ultimes vers de la chanson cités plus haut, achevant de faire de cette symphonie urbaine une majestueuse célébration. Le morceau se clôt comme il a commencé, sur des notes de piano d'une grande délicatesse. Un chef d'œuvre, et le sommet de l'album en ce qui me concerne, même si ce titre lui sera disputé jusqu'au bout...


Retour à Asbury Park avec ce qui restera comme l'une des chansons les plus populaires de Springsteen, l'une des réussites les plus évidentes de l'album, Rosalita (Come Out Tonight). La fougue de la jeunesse s'y exprime avec une vigueur et une spontanéité enthousiasmantes, dans ce désir d'ailleurs qui préfigure Born to Run (« Together we're gonna go out tonight and make that highway run »), cette volonté de se libérer des conventions sociales et du cadre d'une éducation trop étriquée pour s'abandonner pleinement à l'ivresse de la liberté, qu'elle soit celle du mouvement physique ou de la création artistique (le narrateur précise qu'il joue dans un groupe de rock, entraînant la désapprobation des parents de sa fiancée). Rosalita peut apparaître comme une composition plus conventionnelle que la somptueuse fresque cinématographique qui l'a précédée, mais l'extrême vigueur de l'interprétation de Springsteen, les relances de rythme incessantes procurées par le saxophone de Clarence Clemons et le final éblouissant où toutes les tensions s’exacerbent dans un véritable mur du son, en font peut-être le moment de jouissance le plus intense sur The Wild, the Innocent and the E Street Shuffle.


L'album se clôt sur New York City Serenade, une autre fresque qui n'atteint pas tout à fait la splendeur de Incident on 57th Street mais fournit une belle conclusion atmosphérique à ce deuxième opus de Springsteen. De toutes les compositions, c'est celle qui flirte le plus ouvertement avec les dix minutes et le morceau met en effet du temps à se mettre en place, débutant sur des grattements secs de guitare puis une section de piano assez curieuse, alternant entre des notes aiguës et plaintives, d'autres amples et profondes (on se croirait à un moment dans un donjon gothique...). L'arrivée d'une guitare acoustique aux accords chaleureux donne enfin le bon rythme au morceau et lui confère sa tonalité définitive, celle d'une ballade folk-rock aux accents doux-amers. Le rythme s'accélère progressivement jusqu'à l'arrivée d'un chœur et de percussions plus marquées ; mais cette section ne se prolonge pas et fait place presque immédiatement à une nouvelle retombée contemplative. La voix de Springsteen décline jusqu'à n'être plus qu'un murmure et on croit alors être arrivés au terme du morceau : illusion brisée presque immédiatement par l'arrivée d'une section de cordes qui se mêle superbement avec la ligne de saxophone de Clemons, donnant au dernier tiers du morceau un relief et une profondeur émotionnelle hors du commun. Les instruments s'estompent progressivement ; ne subsistent plus que les cordes, de légères notes de piano, et les « Watch out » à peine audibles de Springsteen. Sans doute qu'à l'image de Van Morrison dans Madame George Springsteen tente-t-il d'évoquer les sentiments contrastés liés à un départ (dans les deux cas, il s'agit d'un voyage en train) : à la fois volonté de s'abandonner à l'ivresse du mouvement et de la liberté, sentiment contrebalancé par le regard tourné vers ce qu'on laisse derrière soi. Si elle peine à m'emporter et à m'émouvoir autant que le chef d'œuvre de Van Morrison, la ballade-fleuve de Springsteen a le mérite de refléter parfaitement la diversité d'atmosphères et de sentiments dépeints dans The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle.


Dès son deuxième opus, Bruce Springsteen démontre ainsi une aisance confondante et une parfaite maîtrise de tous les pans de sa création artistique : tout en attribuant une place bien déterminée à chacun de ses excellents musiciens pour constituer une harmonie parfaite entre chant et accompagnement musical, Springsteen affine son écriture et canalise la déperdition d'énergie de Greetings From Asbury Park dans des compositions extrêmement abouties dont les audaces structurelles forment de véritables ascenseurs émotionnels. La citation de Tom Waits (et, j'ai eu l'occasion de le souligner, les affinités sont nombreuses entre Springsteen et Waits) en exergue de cette critique me semble définir parfaitement la force de cet album : en s'appuyant à la fois sur la puissance du langage et l'accompagnement musical approprié pour la soutenir, Springsteen fait défiler dans notre esprit de véritables fresques cinématographiques, où la perception de l'atmosphère se mêle à la notion de mouvement dans une identification parfaite aux émotions des personnages. Springsteen délaissera peut-être un peu par la suite cette conception « waitsienne » du songwriting pour se consacrer plus précisément à sa déconstruction du rêve américain (excepté, on le sait, dans le magnifique Jungleland) mais The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle restera pour l'éternité comme le témoignage précieux d'un grand poète au sommet de sa créativité.

Faulkner
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le 1 janv. 2019

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