L’année 1939 fut l’une des plus belles du cinéma hollywoodien, donnant à elle seule un aperçu de sa diversité et de sa richesse. De nombreux westerns vinrent la ponctuer, marquant en quelque sorte la renaissance du genre après une décennie en demi-teinte, où la production se résumait surtout à des films de série B avec Gene Autry ou Tim McCoy en vedette. John Ford y contribua largement en signant Stagecoach, qui imprima durablement tout un imaginaire du western dans l’inconscient collectif. Cependant, l’activité du cinéaste lors de ce qui restera comme son annus mirabilis ne se limite pas au genre du western et s’envisage sous la perspective plus globale d’une trilogie portant sur l’histoire de l’Amérique : après Stagecoach qui se déroulait à la fin du XIXe siècle dans le cadre des guerres apaches, Ford réalisait Young Mr. Lincoln et se penchait sur la jeunesse du futur Président des États-Unis. Il s’attaquait enfin à Drums Along the Mohawk qui remonte aux sources mêmes de l’Amérique avec la Guerre d’Indépendance et décrit la vie des pionniers dans un petit village du Massachussetts, au nord-est du pays. Adapté d’un roman historique de Walter D. Edmonds, le film est souvent considéré comme le moins réussi de la trilogie. Cette défaveur s’explique sans doute par son écriture qui simplifie trop grossièrement l’histoire de la période révolutionnaire, et peine à retrouver la finesse et la complexité qui faisaient le succès de Stagecoach. D’autre part, la tonalité enjouée et patriotique du film souffre de la comparaison avec la simplicité mythique de Young Mr. Lincoln, qui touchait au sublime par son refus même de l’emphase. Néanmoins, Drums Along the Mohawk peut se révéler tout à fait appréciable si on le regarde pour lui-même, en faisant abstraction du contexte, celui d’une année exceptionnelle où le cinéaste venait de livrer au public deux de ses meilleurs films.


Premier film en couleurs de Ford, Drums Along the Mohawk est un superbe spécimen de photographie en Technicolor, signée Bert Glennon et Ray Rennahan, qui dévoile une maîtrise de tous les aspects du procédé. L’éclairage contrasté et presque expressionniste des intérieurs instaure une atmosphère propice à la présence d’une menace, celle – réelle – de l’inquiétant John Carradine dans la scène de l’auberge, et celle – imaginaire – de l’indien Blue Back lors de l’arrivée de Henry Fonda et Claudette Colbert dans leur maison. De même les extérieurs se fondent avec une grande pureté dans les paysages spectaculaires des monts Wasatch dans l’Utah, et jouent sur les oppositions entre les forêts verdoyantes, la sécheresse des champs et la flamboyance des incendies qui ponctuent les moments les plus intenses du film. Les brèves scènes de neige, tournées en studio, sont tout aussi admirables et les procédés de nuit américaine, notamment lors de l’attaque du fort, ont rarement été aussi poétiques et évocateurs. La couleur est si éclatante dans sa vigueur et son intensité, que costumes et décors prennent autant d’importance que les personnages. Mais les contrastes permettent aussi à Ford de représenter ses personnages unis dans leur diversité et leurs différences, comme lors de la séquence finale du lever de drapeau, véritable allégorie de l’Amérique. Le cinéaste enchaîne un plan sur l’Indien Blue Black avec un plan sur la servante noire Daisy (deux catégories marginales de la société), avant de figurer la famille américaine blanche typique avec le couple Henry Fonda-Claudette Colbert. On sent bien ici que la construction du pays sera le fruit de l’action de ces trois groupes sociaux.


Drums Along the Mohawk est une véritable ode à la communauté, système où chacun doit trouver sa place et sa fonction, à l’image du personnage de Claudette Colbert qui doit s’adapter à un nouveau cadre de vie après avoir quitté la grande ville de New York pour se marier. Ford filme ses personnages avec une affection croissante, montrant leurs défauts comme leurs qualités, et surtout soulignant la dignité de chacun : celle du pasteur qui prend la tragique décision de tuer son ami pour lui épargner de plus grandes souffrances, et doit ensuite affronter sa conscience ; ou celle de Mrs. McKlennar qui s’éteint presque paisiblement après avoir mené une vie indépendante, libre et affranchie des normes de la société. L’impression de vigueur et de dynamisme transmis par l’ensemble de ces personnages est renforcée par le principe du contrepoint, que Ford emploie à merveille notamment dans la scène où Mrs McKennar refuse obstinément de quitter son lit alors que les Indiens incendient sa maison. Les personnages deviennent ainsi le centre de gravité du film, aux dépens des événements historiques : aucune bataille ne sera montrée, simplement les conséquences de la guerre sur les hommes et les femmes qui y prennent part. Que l’on pense à ce superbe plan où Claudette Colbert s’effondre au sommet d’une colline tandis que les hommes défilent au loin en contrebas (l’une des plus sublimes compositions visuelles de tout le cinéma de Ford), ou encore la séquence du retour des soldats, où un Henry Fonda commotionné décrit la bataille à sa femme d’une voix fiévreuse et hésitante, dans un plan-séquence éblouissant de sobriété, pour en mieux suggérer toute la violence et l’horreur.


L e film n’est pas exempt de défauts, notamment dans le traitement que le scénario réserve aux Indiens. Le spectateur a en effet du mal à croire qu’un seul homme, un Anglais avec un bandeau de pirate sur l’œil (John Carradine, « bad guy » inquiétant, mais sans épaisseur psychologique) soit responsable de tous les problèmes entre les colons et les Indiens. Présentés assez grossièrement comme des barbares, sanguinaires et alcooliques, les Indiens manquent de la dignité et de la noblesse qu’ils auront dans des films plus tardifs de Ford. Ce sont eux qui bouleversent à plusieurs reprises la tranquillité de la vie des colons, bien que ceux-ci soient les premiers responsables des troubles dans la vie des indigènes. Même la figure comique et débonnaire de Blue Back, accepté par les Blancs comme une sorte d’éclaireur, peine à susciter notre sympathie dans la mesure où le spectateur d’aujourd’hui le verra surtout comme un traître à son peuple. Reste que la présence des Indiens sert de prétexte à une séquence d’action d’une grande pureté, celle de la course-poursuite entre Henry Fonda et trois Indiens, tout à fait remarquable dans son découpage, son esthétique et son dynamisme, exploitant les différentes teintes de lumière (nuit obscure, aube rougeoyante) et de paysage (forêt verdoyante, rivière argentée, grandeur céleste).


Quelques mots sur les interprètes, pour conclure. Claudette Colbert, plus à l’aise dans le registre de la comédie sophistiquée (It Happened One Night, Bluebeard's Eighth Wife) peine ici à trouver le juste ton entre hystérie et sensibilité, et son personnage est parfois plus irritant qu’attachant. Henry Fonda parvient en revanche à mettre en valeur les différentes facettes de son personnage, sa bravoure dans la course-poursuite avec les Indiens ou son retour de la guerre, sa sensibilité lorsqu’il est prêt de s’évanouir lors de la naissance de son fils. Le couple vedette est admirablement servi par un ensemble de seconds rôles, dont certains sont familiers du cinéma de Ford : le truculent Arthur Shields dans le rôle du pasteur, Francis Ford, ou encore l’indispensable Ward Bond. C’est cependant la performance d’Edna May Oliver qui reste en mémoire - elle sera d’ailleurs nommée à l’Oscar du meilleur second rôle - qui compose un personnage de femme haut en couleurs et étonnamment moderne pour son époque (notamment dans l’affirmation de sa sexualité, lorsqu’elle embrasse Ward Bond dans la séquence du bal).


Drums Along the Mohawk reste l’un des films les plus esthétiquement achevés de Ford, et le révèle immédiatement comme l’un des grands cinéastes de la couleur, même s’il faudra attendre près de dix ans pour le voir renouveler l’expérience avec le tout aussi splendide Three Godfathers. Les imperfections de son scénario sont d’autant plus saillantes lorsqu’elles sont mises en perspective avec ceux des deux chefs d’œuvre qui le précèdent ; mais le film reste précieux dans le sens où Ford ne ressentira pas le besoin, par la suite, de revenir sur cette période de l’histoire américaine, celle de la Guerre d’Indépendance, que le western a peu traitée (1).


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Faulkner
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le 28 déc. 2017

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