pourquoi ?

si vous ne connaissez pas déjà l'histoire, asseyez-vous.

Janvier 1975, Cologne ( d'où le nom).

Keith Jarrett ( non ce n'est pas un des Rolling Stones ) est très mal. Ce soir il doit jouer à l'opéra, mais il souffre terriblement du dos, il n'a pas pu dormir, la douleur lui colle la migraine, il appelle l'opéra pour annuler.

Jarrett n'est pas un rigolo, c'est un pianiste virtuose qui improvise ses concerts sur des variations de jazz savant. En clair, quand il arrive sur scène, tout seul, il ne sait pas d'avance ce qu'il va jouer, mais il ne brode pas sur des standards, il crée. C'est une pointure, mais pour un public pointu.

Là, il ne le sent pas. Vraiment pas.

Mais l'organisatrice lui arrache la promesse de venir jouer quand même, il cède, il vient.

...et, sur scène, apprend que son piano habituel n'a pas été amené ( grève des transporteurs de piano, si si, rigolez pas ) et qu'on lui a trouvé un piano...pourri.

Blues.

( bien que, en vérité, ce soit un jazzman, pas un bluesman )

...imaginez... Le public entre déjà...

Jarrett ne le regarde pas, il est là, figé sur son tabouret, le dos en compote et la tête qui éclate façon serveuse aux tomates.

il teste un peu la casserole et constate que le son de certaines parties du clavier est atroce et que certaines touches restent carrément enfoncées. Il reste assis là, sur son tabouret, très très seul.

( Sit there and count your fingers...What can you do? ).

Il est tellement mal qu'il n'arrive même pas à se lever et trouver la manière de dire qu'il ne va pas pouvoir jouer. Vous voyez ? Kéblo le gars. Probablement un peu autiste aussi ( là c'est moi qui suppute )

...et la salle continue à se remplir...

...et les trois notes du carillon sonnent, prévenant les derniers arrivants qu'il faut vite gagner leurs sièges parce que le concert va commencer...vous imaginez l'effet sur Jarrett ?

Hé bien, machinalement, il répète ces 3 notes sur le piano, ironique, désespéré, et commence à pianoter dessus.

Et finalement, il se met à jouer. Il improvise des heures durant sur le thème de ce carillon, mais attention, en évitant les parties dissonantes du clavier et les touches qui coincent. Il doit composer en direct avec ces interdits. Il le fait. Avec sa douleur, avec sa rage, avec dérision - parce que ce qu'il joue là ne correspond pas du tout à sa musique savante, il déteste et détestera toujours ce concert.

...qui n'aurait pas du avoir lieu...

Le résultat est cette espèce de jazz qui en est à peine, qui ne rentre dans aucune case, et de toute manière c'est de l'art éphémère: le concert n'est pas enregistré, il ne subsistera que dans les mémoires du public - et peut-être la sienne, s'il se rend compte de ce qu'il joue, ce qui n'est pas sûr. Une de mes filles dit que, quand elle a du jouer dans des circonstances trop flippantes, elle est entrée en transe et n'en garde aucun souvenir, de la première à la dernière note. C'est peut-être pareil pour Keith.

...sauf que ( oui bien sûr ),

sauf qu'un des installateurs a laissé tourner un magnéto dans un coin de la scène. Juste pour son fiston qui n'a pas pu venir. Et cette captation sauvage ( on entend presque plus le choc des touches et les grognements du pianiste que les notes ) sera la base d'une édition pirate qui se répand partout. Sans l'histoire. C'est seulement beaucoup plus tard qu'on saura comment ce truc est advenu.

On se le passe et se le copie sur K7 ( bien sûr, pas d'internet et pas de diffusion radio, que du bouche-à-oreille ), ça devient un classique culte, et en 1980, tout le monde a chez lui la cassette de ce concert qui n'aurait pas du être. Tout le monde.

Grace au Köln Concert, Keith Jarrett acquiert vite une renommée invraisemblable hors du cercle élitiste qui l'appréciait.

Et ça ne lui plait pas du tout.

il déteste ça, être célèbre pour cet accident. Etre reconnu pour cette musique trop "pop" qu'il renie. Il tente de l'interdire, de le faire disparaître, en vain.

Allez, maintenant vous savez tout, j'arrett.

moranc
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le 19 juil. 2023

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