La pochette d'abord, Keith Jarrett en plan serré, le visage parallèle au clavier, les yeux fermés, la tête perpendiculaire au corps, au centre un espace vide, les mains s'y cachent, certainement elles caressent les touches et libèrent les accords sacrés qui, cette nuit- là, touchèrent au sublime, à la miraculeuse harmonie, à l'universelle beauté.
Nous sommes en janvier 75, cela fait pas mal de temps que Keith Jarrett tourne dans les groupes, il a joué aux côtés de Charles Lloyd, a flirté alors avec le free, il a également joué dans le groupe de Miles Davis, celui-ci avait un flair particulier pour dénicher les talents, Keith aux côtés de l'icône a alors exploré les instruments électriques, les orgues, et les mélanges des genres. Il a créé ensuite son propre univers, même si habituellement on le range dans la case "jazz", sous les notes de son piano les catégories volent en éclat, particulièrement quand il s'assoit seul devant son clavier, comme ce soir là, à Cologne.
C'était mal parti, Keith est connu pour être un surdoué versatile, parfois dur avec son public. Pas encore une immense star, il peut malgré tout en avoir les caprices, quittant la salle si les conditions lui semblent insuffisantes, ou si le public fait du bruit. Exigeant envers lui-même il l'est aussi envers son auditoire. Il est aussi méticuleux, aime l'ordre et l'harmonie. A Tokyo il descend toujours au même hôtel qui n'est pourtant pas un "Grand Hôtel", animé d'une certaine fidélité et respectueux des habitudes.
Oui ce soir là, c'est mal barré, Keith Jarrett avait demandé ce qui se faisait de mieux comme piano: un Bösendorfer model Impérial 290, le top du top ! Et ne voilà t-il pas, semble t-il à cause d'une grève, qu'on lui propose une vieille carne, un vieux piano d'étude, le concert doit avoir lieu dans quelques heures, impossible de le remplacer! Un malheur n'arrivant que très rarement seul, il est victime de douleurs lombaires et il a très mal dormi ces dernières nuits, plus particulièrement celle qu'il vient de passer : il n'a pas fermé l'oeil ! L'affaire va mal tourner, c'est sûr...
Mais il est écrit, que le destin se montre parfois facétieux, et que d'un mal, comme disent les contes, peut naître un bien.
Keith Jarrett décide de monter sur scène, il va s'adapter au vieux piano, il en a rapidement décelé les faiblesses: manque de force dans les graves et les aigus, pédale fatiguée. Il met son répertoire au placard et décide de se consacrer aux touches centrales, dans une improvisation totale. De mauvaise humeur, il s'assoit devant le piano et silence... un silence assez long semble t-il... va t-il se lever?
Keith se souvient de la sonnerie de rappel de la salle de concert, ces quatre notes sont dans sa tête, il les joue, le public est immédiatement complice et Keith va donner ce soir là, par nécessité et par contrainte l'un de ses plus beaux concerts, ce handicap va le survolter, il n'aura de cesse de se dépasser continuellement, d'inventer des successions rythmiques inouïes, des climats qui vous transportent hors du temps, une force hypnotique soudain vous entraîne, la verve du musicien est féconde et sans limite, plus d'une heure de musique au-delà des genres, touchant de la même façon les publics du jazz, du classique, de la pop et du rock. Par bonheur des techniciens avaient décidé de se faire ce soir là un petit souvenir, enregistrant le concert. Il a fallu tout le savoir et l' ingénierie des sorciers d'ECM pour réussir à rendre un son parfait sur l'album.
Ce vinyle sera l'un des plus vendus au monde et l'enregistrement de piano solo le plus distribué de tous les temps.

xeres
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le 7 mars 2016

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