Bien que ma découverte ne date aujourd'hui que de quelques semaines, je donnerais beaucoup pour entendre à nouveau pour la première fois la formidable ouverture de l'album, 21st Century Schizoid Man, tant l'impression qu'elle laisse dès le premier abord est durable et inextinguible, et tant elle continue de fasciner et de heurter cinquante ans après sa sortie. Il semble difficile de croire que l'on se trouve seulement en 1969 lorsqu'on entend ces riffs de guitare dévastateurs, qui reprennent le caractère incisif des blues-rock de Led Zeppelin tout en leur donnant un caractère plus puissant et massif encore, les deux couplets déclamés par Greg Lake dont la voix semble se tordre de douleur sous l'effet de la torture, et sa traduction saisissante de l'aliénation de l'homme moderne qui préfigure déjà le travail de Radiohead quelque trente ans plus tard (il suffit d'écouter Paranoid Android ou Climbing Up The Walls pour s'en convaincre). Toute l'habileté du groupe est de traduire ce sentiment de folie dans un ensemble parfaitement maîtrisé, un véritable chaos ordonné et orchestré de main de maître par les efforts conjoints de la batterie, de la basse et de la guitare électrique, qui cède peu à peu sa place au saxophone dans la partie centrale, rapprochant également le morceau du free jazz. Le désordre que Mirrors instaure finit par se résorber dans la structure cyclique du morceau et la reprise du riff initial, tandis que Greg Lake lâche son dernier couplet, peut-être le plus violent et le plus frappant de tous. C'est finalement dans une cacophonie instrumentale - authentique cette fois - que le morceau se referme, illustrant parfaitement les images de mutilation, de dévastation et de destruction accumulés par les couplets. Aujourd'hui, le texte de Peter Sinfield subsiste comme l'une des peintures les plus saisissantes d'une époque troublée où l'extrême violence du conflit vietnamien (Innocents raped with napalm fire), la logique capitaliste qui ne cesse de broyer l'humain (Nothing he's got he really needs) et le cynisme des hommes politiques (Politician's funeral pyre) plongent la jeunesse dans le pessimisme et le désenchantement. Le titre du morceau souligne son caractère prophétique, prédisant l'aliénation de l'homme moderne face à une telle accumulation de violence et une telle perversion des valeurs.


S'appuyant sur une efficace système de contrepoints, l'album fait succéder à la violence et l'agressivité du morceau d'ouverture la douceur et la sereine méditation proposée par la ballade I Talk to the Wind, évoquant la solitude spirituelle de l'homme face à l'absence des manifestations divin. Le morceau se distingue surtout par la belle prestation de Ian McDonald à la flûte, lui conférant une atmosphère médiévale à rapprocher de celle de Parsley, Sage, Rosemary and Thyme du duo Simon & Garfunkel. Si elle s'insère efficacement dans l'album grâce au contraste qu'elle instaure, la chanson peine à rester dans les mémoires et je ne ressens personnellement que peu le besoin d'y revenir. Fort heureusement, la formidable ballade Epitaph lui succède et ses vagues éthérées de mellotron, alliées au jeu de basse langoureux de Greg Lake, instaurent immédiatement une atmosphère contrastée, tout à la fois épique dans la progression des accords et mélancolique dans la prestation vocale très intense de Lake. Le texte évoque assez explicitement les lendemains désenchantés du Summer of Love, où l'espoir de changer le monde est réduit à néant par l'impuissance à renverser les structures du pouvoir et la détresse de voir le « destin de l'humanité entre les mains d'imbéciles » (The fate of all mankind I see/Is in the hands of fools). Pour l'idéal épique, la grandeur et la puissance émotionnelle qui lui sont associées, et qui semble s'exprimer ici à travers le « je » du poète, il ne reste plus qu'à disparaître dans la confusion et l'indifférence générale (Confusion will be my epitaph), peut-être pour se préserver de lendemains plus noirs encore (Yes I fear tomorrow I'll be crying). On soulignera ici la remarquable prestation de batterie de Michael Giles, qui confère à Epitaph un rythme parfait.


La seconde partie de l'album s'est avérée, pour ma part, une légère déception. On passera rapidement sur le déjà très décrié Moonchild, ennuyeuse improvisation à la guitare et au vibraphone dont on pourra sauvegarder les deux minutes inaugurales qui retrouvent (trop) brièvement l'atmosphère mystique et médiévale de I Talk to the Wind. Mais c'est le morceau-titre, pourtant l'un des plus célébrés de l'album, qui m'a posé le plus de difficultés. Il s'agit du morceau à la structure la plus complexe avec 21st Century Schizoid Man, se déployant sur quatre parties distinctes entrecoupées de plusieurs sections instrumentales. Malgré l'excellence des prestations des musiciens, les motifs marquants de mellotron et la poésie symboliste, cryptique et subtilement évocatrice de Sinfield, le morceau peine à m'emporter et me convaincre pleinement, en particulier à cause de son refrain choral qui ne me semble pas succéder aux couplets avec une grande fluidité et fait appel à une grandiloquence un peu trop appuyée à mon goût, peinant à faire du morceau l'apogée émotionnelle attendue.


L'importance de In The Court of the Crimson King n'est aujourd'hui plus à démontrer, comme le prouve sa place (souvent une des toutes premières) dans des listes tels que 1001 Albums You Must Hear Before You Die et les classements de nombreux sites Internet (il figure par exemple à la sixième place des « charts » du site Rate Your Music). Tout contribue à en faire un album majeur, entre les prestations très maîtrisées des musiciens, la poésie subtile et évocatrice de Peter Sinfield, et le nombre impressionnant d'innovations qu'il génère (usage novateur du mellotron, traitement de thèmes avec une violence et une lucidité jusqu'ici inédites). Au-delà même de son statut d'acte fondateur du rock progressif, 21st Century Schizoid Man et Epitaph en font une grande oeuvre d'art, qui ne peut trouver sa place dans des catégories trop cloisonnées et étroites. Mais je ne peux m'empêcher de lui reprocher un léger manque de consistance, écueil auquel les albums suivants du groupe parviendront peut être à remédier ? A suivre...

Faulkner
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le 22 avr. 2019

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