Lors de mes jeunes années (au moment où mes oreilles commençaient à se sensibiliser à la musique), dans le salon de mes parents, la collection de vinyles trônait entre les VHS et les bandes dessinées, et formait un alignement monolithique auquel il m'était difficile de toucher.
Une mise en garde précoce de ma maman avait bridé en moi le désir de manipuler ces objets étranges, sans épaisseur, fragiles de par leur matière et rares de par leur usage.
Pour mon jeune âge, m'approcher des mystérieuses galettes que je voyais parfois mes parents utiliser précautionneusement lors d'après-midi pluvieuses semblait un affront, et était devenu un interdit qui n'avait pas pour autant éteint mon intérêt pour ces étranges artefacts circulaires.

Parmi ces disques, dont l'archivage et l'agencement tenaient parfois plus des portants de Printemps en période de solde que des fichiers du FBI sous Hoover, n'en déplaise à mes chers parents, l'intégrale de Led Zeppelin côtoyait un florilège des chanteurs à textes français des années 60/70, un disque de Blue Oyster Cult et quelques uns de Caravan, Santana tirait la bourre à Richie Blackmore au solo de guitare, Neil Young prenait des cours d'harmonica auprès de Dylan, et Frank Zappa distillait sa folie furieuse au même rythme que Eurythmics clamait son pessimisme.
Mais bien avant de découvrir le contenu non matériel de ces chef d'oeuvres, de connaitre les paroles puis leur sens, de bosser les grilles d'accords pour draguer les filles et relever les parties de batterie pour impressionner les potes, le petit garçon que j'étais n'avait aperçu que les couvertures, bien souvent énigmatiques, impressionnantes et sublimes qui contribuaient et contribuent encore à provoquer le culte dont sont auréolés les pépites datant de l'âge d'or du format 45 tours.

Et parmi celles-ci, indéniablement, ce visage craintif aux proportions inquiétantes, ouvrant une gueule béante dans une expression de souffrance et de détresse, le nez épaté, le regard obnubilé par une sourde menace sur sa droite, les couleurs criardes et inégales, tout ce qui contribuait à rendre cette pochette extrêmement dérangeante me plongeait dans un état de gêne difficilement exprimable pour un gamin.
Je craignais et je fuyais ce faciès obscène que l'adoration de ma mère pour Moonchild faisait exhiber bien souvent le dimanche, et l'image me pourchassait au travers d'une telle obsession que je ne prêtais aucune attention à la musique.

Bien des années plus tard, séparé de mes angoisses enfantines par des milliers d'écoutes, l'émergence dans ma vie d'un culte assumé pour cet album indépassable et l'acharnement du passionné à tenter lui-même de mettre en musique ce qu'il lui a inspiré, je suis revenu chez mes parents le temps d'un week-end, et j'ai voulu retrouver l'ambiance des ces dimanches sans fin où la musique seule faisait passer le temps.
J'ai cherché de longues minutes durant le précieux carré de carton imprimé contenant ma galette fétiche, sentant monter en moi les prémisses d'un sombre désarroi.
Pris dans le désespoir le plus profond, je n'ai pas tardé à m'inquiéter de cette pesante absence auprès de mes parents, qui m'ont alors montré un visage que je souhaite le plus ardemment du monde ne plus jamais avoir à affronter : le dépit le plus noir et le plus vivace s'est emparé d'eux à la même seconde, auquel se mêlait une colère diffuse provoquée par l'incompréhension.
Ils l'avaient perdu.
J'ai pleuré.
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le 18 sept. 2012

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le 19 sept. 2012

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T_wallace

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