A la fin du printemps 77, deux musiciens, Eddie Jobson (ex-Roxy Music) et Ray White annoncent leur démission du groupe de Frank Zappa. Il décidera d'engager 4 nouveau musiciens, Ed Mann aux percussions, Adrian Belew à la guitare et au chant qui remplacera Ray White et deux claviéristes Peter Wolf et Tommy Mars, qui, s'ils n'ont pas la fulgurance de George Duke ou Eddie Jobson, ont, stylistiquement une palette plus large. FZ recherchant, plutôt que des virtuoses égocentriques, des musiciens flexibles et pouvant s'adapter à tous les styles, capables, entre autres, de télescopages entre rock, jazz et musique contemporaine.


En juin commencent trois mois de répétitions intenses, huit heures par jour, cinq jours par semaine. Une cinquantaine de morceaux sont ainsi mis au point, dont 23 constitueront la colonne vertébrale des shows américains qui commencent début septembre pour se terminer fin décembre. Ce sont ces morceaux, qui seront joués pour les six shows d'Halloween, entre le 28 et le 31 octobre, et que vous pourrez écouter à satiété grâce à la ZFT (Zappa Family Trust).


Il faut savoir que FZ peaufine particulièrement ces shows d'Halloween, y introduisant souvent des happenings spécifiques et faisant participer le public de manière concrète. Il est donc gonflé à bloc, comme chaque année, mais cette année, il est en procès avec la Warner, et du coup, il ne peut défendre son nouvel album "Zappa in New York" qui ne sortira finalement qu'en mars 1978. Mais il y a plus, beaucoup plus : il prépare son nouvel album "Sheik Yerbouti", qui sera constitué de prises faites en public, qu'il compte retravailler dans son futur studio personnel (l'UMRK). Onze des chansons présentes figureront sur l'album, dont deux seront finalement prises lors de ces concerts ("Jones Crusher", le 31/10 et "Jewish Princess" le 30/10). Comme si cela ne suffisait pas, il prépare un film documentaire (Baby Snakes) basé sur ces shows d'Halloween. Tout le monde est donc sur des charbons ardents, il faudra allier la perfection à un esprit farfelu, débridé et festif.


Connaissant le professionnalisme de FZ, on peut s'attendre à un show particulier, et c'est le cas, l'ensemble est rythmé, varié et ludique. Cela commence par une version de "Peaches en Regalia" très proche de l'esprit originel, avec juste ce qu'il faut d'inventivité de la part de Tommy Mars pour que ce ne soit pas du réchauffé. Alors que cela a commencé de manière dynamique, FZ décide d'enchaîner avec un morceau calme et atmosphérique "The Torture Never Stops", créant ainsi un magnifique contraste, sublimé par de subtiles interventions de la guitare d'Adrian Belew, le tout se terminant sur un magnifique solo de FZ accouplé au morceau suivant qui démarre sur les chapeaux de roues, "Tryin' to grow a Chin", avec un Terry Bozzio super efficace qui laisse la place au chant d'Adrian Belew pour le morceau "City of Tiny Lites". Tout cela s'est enchaîné de manière parfaite et il est temps de laisser la place au bassiste Patrick O'Hearn et au claviériste Tommy Mars. C'est à travers un très ancien morceau (Pound for a Brown), qu'il s'expriment, mais en se l'appropriant, le réactualisant complètement. Le bassiste nous proposant un solo surpuissant, en interaction parfaite avec Terry Bozzio, son ami de longue date, avec qui il a l'habitude de jouer.


A partir de là, c'est un tout autre concert qui démarre, chaque chanson qui sera proposée étant d'un style différent. D'abord la ballade langoureuse "Bobby Brown Goes Down", où sous un couvert mélodique simpliste, il se moque des chansons d'amour en y accolant des textes scatologiques et pornographiques. Cette chanson n'avait été testée qu'une seule fois, lors d'un rappel, dix jours auparavant. Puis un morceau "Conehead", ici instrumental, et qui n'a encore rien à voir avec ce qu'il sera sera 4 années plus tard, mais où l'on peut entendre un très beau solo de FZ, le deuxième de la soirée. La transition est radicale avec "Flakes" morceau entraînant où l'on peut entendre l'irrésistible imitation de Bob Dylan que nous propose Adrian Belew, puis, la chanson la plus idiote que FZ ait écrite, "Big Leg Emma". Et pour encore élargir le spectre musical, la voix atonale de Tommy Mars sur "Enveloppes" qui débouche sur solo monstrueux de Terry Bozzio qui débouche directement sur une chanson survitaminée "Disco Boy". Après ce morceau torride, un instrumental atmosphérique et jazzy est nécessaire pour refroidir les esprits.


Avant d'entamer les morceaux plus formatés, FZ nous propose un long morceau chatoyant d'une vingtaine de minutes où, après 5 minutes de télescopages stylistiques mélangeant voix cartoonesques, envolées orchestrales et samba, nous sont proposés successivement quatre univers différents, de la musique progressive avec Tommy Mars, de la samba avec les percussions d'Ed Mann, du rock atmosphérique et épileptique avec la guitare d'Adrian Belew et pour finir un solo de FZ, le cinquième de la soirée, si mon compte est bon. Puis on a droit au funky "Tities N Beer", avant que FZ ne fasse participer quelques personnes du public à l'exécution d'une danse sur l'arythmique "Black Page #2".


La fin du concert est donc composé de morceaux plus carrés. Se succèdent ainsi le rock "Jones Crusher", le heavy "Broken Hearts are for Assholes" et "Punky's Whips" où Terry Bozzio à l'occasion de se déchaîner avant le rappel, qui sera lui, constitué des classiques tant attendus par le public : "Dinah-Moe Humm", "Camarillo Brillo" et "Muffin Man".


Ce que je vous ai décrit jusqu'à présent c'est le contenu de 4 des 6 shows (les disques 1 et 2 pour les deux shows du 29 octobre, et les disques 5 et 6 pour ceux du 28 octobre). Il reste donc à décrire les shows du 30 et du 31 octobre.


Celui du 30 était très particulier, vu que FZ avait décidé de capter des moments essentiels pour son film. Certains happenings et certaines chansons ne seraient exécutés que ce soir-là. Le concert devant durer 3 heures au lieu des 2h30 des journées précédentes. Deux de ces happenings se retrouvent sur le morceau "King Kong" et étaient constitués de la performance du trombone humain (Phil Kaufman, le road manager de FZ) ainsi que d'une performance de Roy Estrada déguisé en pape, faisant ses vocalises caractéristiques sur de la musique concrète. Un autre happening s'intitulait "A Halloween Treat with Thomas Nordegg". A côté de cela on retrouve six morceaux. D'abord la récitation "Poodle Lecture" entourée de deux chansons (Stink-Foot et Dirty Love), puis 3 nouvelles chansons : "Dancin' Fool" (dont c'est l'avant-première mondiale), "Jewish Princess" (qui ne sera joué qu'une seule fois sur scène de toute la carrière de FZ) et "I've Been in You" (qui n'a été joué qu'une seule fois auparavant). A cela il faut ajouter le morceau "San Ber'dino" qui sera joué lors du rappel. Pour le reste ce sont les mêmes morceaux que les jours précédents, sauf "Bobby Brown Goes Down", "Conehead", "Flakes" et "Big Leg Emma", qui ne seront pas joués.


Pour le soir d'Halloween (le 31 octobre), c'est un peu plus simple. Tous les morceaux sont joués, mais on peut y rajouter une performance de Roy Estrada avec son masque à gaz intitulé "The Demise Of The Imported Rubber Goods Mask", et deux morceau lors du rappel : "San Ber'dino" et "Black Napkins" pour terminer en beauté cette fête d'Halloween.


C'est d'ailleurs ce show d'Halloween qui sera choisi par la ZFT pour l'édition sous forme de 3 CD's, avec en bonus les morceaux "King Kong", "A Halloween Treat With Thomas Nordegg", "Audience Participation #5" & "The Black Page #2", ces quatre derniers extraits du show du 30 octobre.


On pourra se poser la question de la pertinence de sortir ainsi les 6 shows d'Halloween 77. En tout, cela fait quand même environ 15 heures de musique, avec cette sensation de répétition. Tout est en fait discutable (et je ne parlerais pas du packaging tiré à 5.000 exemplaires, réservé aux complétistes). D'un côté on peut argumenter que Ahmet Zappa et Joe Travers auraient été plus courageux de sélectionner les meilleurs morceaux au lieu de tout nous offrir en pâture. D'un autre côté, tout nous proposer est intéressant aussi, car cela permet de faire nous même notre choix des meilleures versions de chacun des morceaux, car effectivement il y a matière à choisir, on a en tout plus d'une heure de solos (de guitare, de claviers, de basse, de batterie) qui, même s'ils sont globalement chacun dans le même esprit, n'en diffèrent pas moins subtilement. Pour le même morceau on a une version avec plus d'effets delay ou wah-wah, un autre plus d'écho ou de reverb, un son plus clair ou plus grave. Tout cela peut être un jeu très agréable pour celui qui a la patience et le temps d'y jouer.


Je terminerais ma chronique sur une note plutôt positive. Ce groupe, que FZ a réuni autour de lui, est le plus jeune qu'il ait jamais constitué, deux ont 23 ans et le plus âgé n'en a pas 28, et cela se ressent dans la dynamique des concerts, ils sont déchaînés et donnent tout ce qu'ils ont. Il faut se rendre compte que chacun des concerts faisait minimum 2h30 et qu'ils en jouaient deux de suite certains soirs, un véritable marathon à chaque fois. L'enchaînement des morceaux est parfait, il y a une respiration, du rythme et de la variété, tout ce qu'on demande, au final.


Ed Mann et Tommy Mars resteront fidèles à Frank Zappa jusqu'à la fin de sa vie de tournée en 1988, n'y a t'il pas plus belle reconnaissance ?

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le 19 janv. 2022

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PiotrAakoun

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