"The hole is where the heart is...". Ca c'était manifesté avec quelques morceaux épars, presque anecdotiques. Des exceptions. "A rose and a baby ruth", "Coma black", "Coma white"... Ceux-ci nous laissaient entrevoir qu'il y avait peut-être un coeur niché dans la poitrine de l'Antéchrist. Sur The golden age of grotesque, Manson entretenait encore savamment l'illusion de la brute métalleuse, aidé par des sonorités indus' ; mais paradoxalement, il ouvrait aussi une brèche vers l'émotion, avec des titres comme "Para-noir", "Spade", ou sa reprise de "Tainted love". Ici, Brian Warner prenait le pas sur son personnage... Jusqu'à une prochaine rechute ? C'était sans compter sur le désastreux mariage avec Dita Von Teese, qui allait briser l'armure et délivrer l'homme qui s'y cachait plus tôt que prévu. Eat me drink me est le fruit de cette métamorphose accélérée, et pour Manson, le témoignage d'un impossible retour en arrière.
Sachant cela, on ne s'étonnera qu'à moitié que ce disque, en terme de ventes, ait été un fiasco : un Manson avec des sentiments, c'était le sabordage quasi-assuré aux yeux des fans adeptes de la bourrin attitude et de la provoc' anti-religion. Non, il fallait se rendre à l'évidence : ce n'était pas sur un "Just a car crash away" chialant que les pauvres bougres allaient pouvoir pogoter bêtement lors des concerts. Ceci étant dit (et quitte à paraitre subjectif), au fond, peu importe : Eat me drink me est certainement la meilleure production de Manson à ce jour.
La pochette nous montre le chanteur abattu, semblable à une bête traquée. "Un homme détruit", comme il le dirait lui-même, ou plutôt le personnage qu'il incarnait jusqu'à maintenant. Il y a quelque chose de fragile dans l'attitude et le regard, un repli sur soi évident, une solitude. On le croirait échoué dans une chambre d'hôtel sordide, perdue au milieu des étendues texanes. Le nom de l'album, quant à lui, est inspiré de l'univers d'Alice au Pays des Merveilles. Il est surtout prétexte à introduire le thème principal, à savoir celui du vampirisme. Au sens le plus romantique du terme, le vampirisme amoureux ; ou comment le partenaire apparait parfois comme un monstre suceur de sang, pompant notre énergie vitale, responsable de nos humeurs ou de notre santé mentale, nous délivrant ou nous enchaînant à sa guise, léchant lui-même les blessures qu'il cause.
Et justement, ça commence avec "If I was your vampire", histoire d'enfoncer le pieu. Un morceau long, sombre et instable, tragique comme la romance d'un couple illégitime. La musique et les mots semblent jaillir du plus profond des entrailles. "This is where it starts / This is where it will end / Here comes the moon again...", clame une voix gutturale, accompagnée d'une basse lancinante et plombée... Métaphore intéressante, mais qui n'annonce rien de bon, dans l'esprit du moins. Musicalement, c'est autre chose. Les cinq premières chansons s'enchaînent avec une facilité déconcertante ; on reste stupéfait devant un travail de cette qualité, que ce soit sur "Putting holes in happiness", avec son gimmick imparable et son solo de gratte monstrueux, ou "The red carpet grave", sautillante et incisive, qui se termine dans un délicieux maelström musical. Le point culminant du disque est atteint avec "They said that hell's not hot" et "Just a car crash away", où l'émotion prend véritablement le dessus (parfois même jusqu'à l'excès) grâce à des textes sincères, existentialistes et hypnotiques, accompagnés de guitares tour à tour saturées et larmoyantes. Au passage, on ne peut que remercier Tim Skold, qui tient son instrument d'une main de maître (en "hero" comme on dit dans ces cas-là), et parvient à restituer la douleur de Manson comme personne ne l'avait fait avant lui.
Arrive alors la décadente "Heart-shaped glasses", et avec elle Evan Rachel Wood, celle qui remplacera Dita pendant quelques temps dans le coeur abîmé de Brian. A cet instant, l'album franchit clairement une autre étape, même si "Evidence", la piste suivante, sonne comme un retour de flamme de la noirceur de "If I was your vampire" ("Your lips look like they were made for something else / But they just suck my breath..."). Une autre étape, oui, mais laquelle ? On sent l'artiste tiraillé entre son désir d'aller plus loin avec sa nouvelle compagne et le souvenir cuisant de sa dernière relation. "So ask yourself before you get in (...) Are you the rabbit or the headlight / And is there room in your life for one more breakdown ?" prévient-il, sans que l'on sache trop s'il s'adresse à Wood ou à lui-même. Ici, il ne se contente pas de détourner intelligemment Lewis Caroll ; la mythologie autour des vampires est de nouveau exploitée à fond, avec ce mélange caractéristique d'érotisme, de passion, de pulsions morbides, d'attirance pour le danger et de répulsion. Ce jeu du chat et de la souris se poursuit d'ailleurs avec les trois derniers titres, chacun ayant une cible différente : "Mutilation is the most sincere form of flattery" est comme un coup de griffe sanglant porté par Manson, dans un sursaut d'orgueil, aux rapaces du monde la musique qui se repaissent lâchement de sa chair alors qu'il est à l'agonie (et de ce fait, cette chanson s'écarte un peu des sentiers de l'album) ; "You and me and the devil makes 3", très funk-rock, vise l'égo qui dévore les relations amoureuses et instaure un ménage à trois insidieux ; enfin, "Eat me drink me" pointe la femme toute-puissante, tyrannique, cannibale, à la fois reine et bourreau des coeurs... Le chanteur nous fait le coup de la mante religieuse, qui laisse le corps du mâle en pâture après avoir englouti sa tête. Pas très élégant, mais diablement efficace.
Et c'est ainsi que se termine ce disque (je dis cela parce que le remix bonus, devenu une sale habitude, n'a aucun intérêt), où Manson se sera livré comme jamais auparavant. La dernière photo du livret nous offre une conclusion toute trouvée : ces yeux rouges en gros plan, ces pupilles perçantes en forme de coeur, ce visage blafard... Ce regard, dont on ne sait plus très bien qui il symbolise (l'artiste ? Von Teese ? Wood ? Les trois ?) est assurément un moyen d'hypnose radical, mais dans quel but ? Charmer, attiser le désir, se faire aimer ? Embrasser, mordre, avaler ? Quoi qu'il en soit, ce chef d'oeuvre de romantisme sombre est sans nul doute l'album-clé de la carrière de Manson... Et s'il y a bien un point positif à tirer de la love story malheureuse qui a conduit à son élaboration, c'est celui-là.
Psychedeclic
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le 22 déc. 2011

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