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Plus j'observe mes chiens, plus l'homme, imperceptiblement, s'éloigne de moi. Oh, j'imagine sans peine l'effet de ces quelques mots : tu t'enfonces dans ton fauteuil, fronçant les sourcils. Ta brillante machinerie cérébrale s'est mise en branle, s'inquiétant pour ma santé psychique. Toi, le fils idéal de l'homme modèle que fut notre père, toi, mon unique frère, tu analyses symptômes et actes déviants, déjà tu poses un diagnostic, imagines un plan d'action, affines tes arguments. Je progresse sur le chemin qui me conduit, inexorablement, au mieux de la misanthropie ; au pire de la dépression. Pardonne-moi frérot, tu n'es en rien fautif, rien ne pourra t'être reproché, tu n'as cessé de dénoncer mes tendances associables. Au contraire, tu as parfaitement joué la partition d'aîné sage et pondéré que père t'avait confié. La vie est seule responsable. Chiennes de vies, ces douloureuses éprouvettes que sont nos vies. J'ai cheminé, observé, comparé, constaté, expérimenté et conclue. J'ai scrupuleusement respecté la démarche scientifique inculquée par nos vieux maîtres. Au final : je déclare que le canidé est le meilleur et, à mon sens, l'unique ami de l'homme. Ne va pas pour autant imaginer que je fuis toute forme de société, me réfugiant dans mes niches pour soliloquer sans risque d'interruption. Que nenni ! J'affirme, haut et fort, que le chien m'aide à comprendre le maître, que l'homme sans chien m'est incompréhensible, que l'insondable fonds de mon voisin m'effraie et que l'animal est le meilleur chemin vers le cœur de l'homme. Je proclame qu'il est doux, dans un univers mouvant et relativiste, dans une société gangrenée par le doute, de nous confronter à une loi universelle. J'ai faim de cette transparence canine.


J'ai longuement observé. Je vis dans une banlieue privilégiée. Imagine un parc immense, quasiment royal, des maisons cossues blotties tout autour, des allées arborées, des rues de terre battue, le tout à quinze minutes du périphérique. Je vis chez les rupins, sans en être : je suis hébergé gracieusement par un sénateur honoraire, dans la loge du gardien. En contrepartie, j'entretiens et je bricole. Je vis avec mes chiens. Je les sors trois fois par jour, un boxer doit courir. Je ne suis pas de ces pratiquants des trois courtes balades pipi quotidiennes, au coin de la rue.
Dans ce havre de paix et de luxe, j'ai identifié un manque, une misère refoulée. Mes voisins n'ont plus le temps de sortir : trop de travail, de missions lointaines, d'engagements multiples ou de responsabilités citoyennes. En s'installant ici, ils recherchaient la verdure, ils l'ont, mais n'en profitent pas. Ils chassent en Normandie, trois dimanches par an. Insuffisant pour leurs chiens de race qui s'empattent. Dommage. Le deal est là : je promène les labradors de mes voisins. Je leur vends une once de mon temps libre. Le seul de mes biens qui leur soit inaccessible. Tu penses connaître ! Que nenni. Oublie le dog sitting, un job d'étudiant à cinq euros la ballade de vingt minutes. Moi, je bosse. Je gagne ma vie. Je les embarque à huit heures du matin, pour les déposer à vingt heures. Je vends du temps. Nous courons dans les bois. Le parc, en semaine, c'est calme. Une poignée de retraités assoupis, des sportifs pressés à la queue leu-leu et des enseignants par grappes. La Cour des comptes en aurait perdu des milliers, ne cherchez plus : ils sont aux bois. Ils déambulent paisiblement, une plaquette de poésie à la main pour les profs de lettres, une pile de corrections sous le bras pour les autres. Seuls les éducateurs sportifs, sportwear au vent, sont difficiles à différencier des cadres en RTT. C'est tranquille un prof. Ils ne possèdent que rarement des chiens. Ils estiment avoir assez à endurer avec leurs élèves. Peu importe, car ne manquant manifestement pas de loisirs, ils ne rentrent pas dans ma cible.


Moi, je vois grand. Je facture vingt-cinq euros la ballade. Pas assez pour vivre ? Rien n'est moins sûr. Laisse-moi finir. Calcule : dix chiens à vingt-cinq euros, cinq jours par semaine. Je conserve le week-end pour le jardinage. Dix chiens ! En même temps. C'est possible. Certes, pas pour toi. Tu ne possèdes pas l'âme chien. C'est une meute ! En effet, tu as le mot juste. Je t'envie. Les mots jouent avec mes nerfs, ils vagabondent en moi, rétifs à tout dressage. Une meute, c'est un mâle dominant. Homme ou chien. Simple question d'autorité. C'est franc un chien, ça comprend vite. Le secret, si l'on peut parler de secret, est de commencer petit, d'éduquer les premiers. J'ai débuté avec les miens, puis intégré des voisins. Quand les quatre premiers ont saisi, j'en ai pris un cinquième, il a suivi les autres, sans difficulté. Le canidé est grégaire. J'ai connu peu d'échecs. Si l'animal se rebelle et que je tiens néanmoins à conserver le client, je l'équipe d'une laisse et d'une muselière. Cela dit, ne le répète pas, mais, à chien caractériel, client déplaisant. Or, aujourd'hui, je choisis mes compagnons. Pour connaître ton prochain, écoute sa bonne ou observe son chien. Les premiers temps, j'opérais ma tournée en voiture, mais la place m'a rapidement manqué. Alors, j'ai pris un grand fourgon, équipé d'une douzaine de cages, sur deux niveaux. Non seulement, j'en embarque plus, mais je gagne un temps fou. Je les enferme séparément, m'évitant, à la première ouverture de porte, la cavalcade dans les rues voisines. J'exige que le maître m'accompagne le premier jour. À lui de trouver le temps. Il doit rassurer son chien, l'aider à découvrir le camion. Je l'écoute. Chaque maître possède un langage qui lui est propre, un ton personnel, je note tout. Une fiche par chien, je suis un pro ! Je les invite à déjeuner. Pas le maître, les chiens. J'ai conclu un deal avec un négociant de croquettes. Je les attache à des piquets, chacun devant son écuelle, une ration par tête. Désormais, je refuse les clients. Les vétérinaires me prescrivent à tour de bras. J'en compte plusieurs dans ma clientèle. Je connais mes bêtes, je les sors chaque semaine. J'ai appris, en les observant, à supporter certains de leurs maîtres. Je ne suis pas l'asocial que tu crains. J'aime les chiens.


Do you hear the dogs barking ?

SBoisse
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le 5 mars 2018

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Step de Boisse

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