Sous le règne de l’Union soviétique, ce n’était pas bien vu de jouer du rock. Ce genre musical était considéré par le Parti comme une pernicieuse influence occidentale contraire aux valeurs du socialisme. Ceci explique qu’il ait fallu attendre le début des années 1990 pour qu’une scène progressive se développe en Arménie. Merci Gorbatchev.


En effet, lorsque tombe le Rideau de Fer, des jeunes gens issus du conservatoire se disent : tiens, le rock ce n’est pas mal, et si nous le mélangions à la symphonie ? Le groupe Dumberton Oaks fait alors figure de pionnier. Son bassiste Vahagn Papayan et son batteur Ashot Korganyan rencontrent plus tard Valery Tolstov, claviériste et flûtiste, et tous trois décident de fonder ensemble un autre projet : c’est ainsi que naît Oaksenham. Le groupe connaîtra ensuite quelques reconfigurations et ajouts à travers lesquels il s’enrichira d’un violon, d’un hautbois, d’un basson et d’une guitare électrique.


En 2007, le groupe signe d’une main de maître un disque de près d’une heure où la conjonction de leur formation classique et de leur verve rockeuse a forgé un caractère unique, comparable dans l’esprit à la production des groupes de prog italiens ou sud-américains des années 1970 eux aussi trop peu (re)connus. Le thème interrogatif de « Water Spark » semble être une invitation à nous embarquer sur cette scène nationale un peu bâtarde.


Se nourrissant de rock et de musique classique mais aussi de folk arménien, créateur de pièces complexes qui ne s’encombrent pas de paroles, Oaksenham présente toutes les caractéristiques que l’on attend dans le rock progressif. Guilleret ou grave selon les moments, leur style est à la fois recherché et accessible. Les enchaînements sont d'une parfaite fluidité et les parties solistes sont magnifiées par des contrepoints savants.


L’album présente en outre une cohérence certaine, sous le signe de l’eau. L’Arménie a beau faire partie des 44 pays enclavés du monde, Oaksenham a réalisé un disque aventureux qui nous donne l'impression de naviguer sur les flots harmonieux. Apparemment, la mer Morte et la mer Caspienne ne sont pas assez bien pour eux : ils rêvent carrément d’océans. L’album et la longue suite progressive qui en constitue la deuxième face s’intitulent Conquest of the Pacific. Quant au cœur de cette suite en cinq parties, il s’appelle « Across the Atlantic » et c’est le morceau le plus admirablement construit.


Les instruments à vent et le violon ont la part belle dans les morceaux et en exhalent toute la saveur folklorique, médiévale à l’occasion. Le plus prodige du groupe est peut-être le flûtiste Valery Tolstov, dont les solos sont dignes de ceux d’un Ian Anderson. Il s’est finalement concentré sur cet instrument et a laissé l’orgue à Anna Adamyan, qui n’est pas en reste avec ses parties de clavier dont la brillance évoque les grands noms tels que Keith Emerson, Jon Lord ou Rick Wright.


Paradoxalement pour un groupe dont les membres sortent du conservatoire, le seul instrument qui sonne un peu académique est la guitare électrique, qui parfois remplit une fonction de « caution rock » un peu obvious. Et encore, ce n’est pas toujours le cas : la mélodie sur « Time Out » est sublime. Et quand bien même ils paraîtraient faire un clin d’œil un peu trop appuyé aux groupes de hard rock, les riffs lourd comme celui qu’on entend sur « The Way Back Home » n’en sont pas moins remarquables.


Produit par l'atypique label français Musea (Magma, Pulsar, Museo Rosenbach…), Oaksenham fait partie de ces improbables étoiles filantes qui n’auront laissé à la Terre qu’un seul album, mais quel album… Franchement, à l’écoute de Conquest of the Pacific, on se le demande : qu’est-ce que Oaksenham aurait à envier à quelqu’un comme Mozart ?

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le 19 mai 2020

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