Six pieds sous terre
8.1
Six pieds sous terre

Série HBO (2001)

"Mieux vaut aller à la maison du deuil qu'à la salle de fêtes, puisque c'est la fin de tout homme, le vivant doit y prêter attention" (Qohélet 7, 2).

"En amour, je veux ou bien souffrir, ou voir souffrir" (Properce. Elégies III. 8).

C'est un comédien rencontré lors du festival d'Avignon qui m'a recommandé le visionnage de cette série et je l'en remercie vivement. Chose faite. Je ne connaissais d'Alan Ball que le magnifique film American Beauty que j'avais énormément apprécié à la fois pour son histoire et pour ses qualités esthétiques, un film touchant et rempli de poésie. D'ailleurs ce film annonce certains thèmes qui seront repris et développés dans Six Feet Under.

SIX FEET UNDER est un chef d'œuvre (rien que le générique vaut le coup à lui seul!). On ne ressort pas indemne des cinq saisons. Série addictive tellement l'on s'attache aux personnages de la famille Fisher et aux personnages des deux autres familles principales qui lui sont liées par le travail ou par l'amour: Diaz et Chenowitz. Tous ces personnages se révèlent au cours de la série plus ou moins horripilants en raison de leurs faiblesses, travers et vices mais ils n'en demeurent pas moins attachants et provoquent en nous des sentiments de pitié et de compassion. Cette série n'a rien de misanthrope, elle est au contraire profondément marquée par un fort sentiment d'humanité. Tout commence une veille de Noël par un événement imprévisible qui va bouleverser les relations dans cette famille consacrée aux Pompes funèbres (Le père et l'un de ses fils David travaillant dans l'entreprise familiale au début de la saison 1 avec le thanatopracteur de talent Rico, puis le cercle s'agrandira...). Nate, l'enfant prodigue, revient de Seattle pour fêter Noël dans sa famille. Il incarne parfaitement le type du bobo écolo végétarien sportif, icone de la ville de Seattle. Face à lui David son frère et sa mère Ruth semblent appartenir à un univers hyper conservateur et rigide... ce qui n'est certes pas le cas de sa sœur Claire. Et pour une fois qu'une série nous montre une image différente de la Californie, profitons-en! La maison des morts remplace le surf, le skate, les body builders et les créatures de rêve... Voilà pour planter le décor du premier épisode de la première saison, épisode qui convainc d'emblée à poursuivre tellement il est bien construit. Qui dit Pompes funèbres dit fréquentation quotidienne de la mort (Thanatos) sous toutes ses formes et de ceux qui sont dans le deuil. Tout au long de la série chaque épisode a comme refrain macabre une nouvelle mort survenue chaque fois dans des circonstances bien différentes (Quelle imagination! Certaines causes de mort sont assez originales pour ne pas en dire plus sans dévoiler ce qui doit demeurer une surprise...). A chaque mort nouvelle correspond la préparation et la célébration du service dans la maison funéraire des Fisher.

Dans ce cadre peu réjouissant mais qui a l'intérêt d'être orignal se nouent, se tissent, se font et se défont, à travers amours, mariages, ruptures et divorces les difficiles et tumultueuses relations amoureuses de tout genre (Eros). Ce pole thématique est aussi important sinon plus que celui de la finitude de notre condition humaine. Si la mort constitue une épreuve, l'amour est bien souvent un chemin de croix, une cause de grandes souffrances. Me vient à l'esprit un verset des Elégies du poète latin Properce: "En amour, je veux ou bien souffrir, ou voir souffrir" (III. 8). Il y a en effet quelque chose de masochiste dans chacun des membres de la famille Fisher. La série comble parfaitement le vœu de Properce car elle nous fera voir avec abondance beaucoup de souffrances. Au final on pourrait voir dans cette série un encouragement à demeurer célibataire et un antidote à la vie de couple tellement la psychologie humaine (rarement équilibrée et saine) rend les relations amoureuses difficiles, instables et conflictuelles sans parler des relations parents / enfants. Je ne suis pas psychologue mais je soupçonne que cette série a un potentiel psychologique intense, d'ailleurs les parents de Brenda sont psychiatres et Brenda elle-même s'y essaie. Quant à son frère Billy il est contraint de suivre un traitement psychiatrique pour survivre. Une autre source d'inspiration que je mettrai en troisième position après Eros et Thanatos est celle de la production et création artistique incarnée par Claire Fisher, la sœur de Nate et David. Le petit milieu de l'art contemporain y est décrit avec férocité et réalisme. Cette série se situe à Los Angeles, aux Etats-Unis, ce qui implique forcément des références à la foi, aux religions, même si l'athéisme (Brenda) et l'agnosticisme/mystique (Nate) ne sont pas oubliés. Sans parler du fait que les clients des Pompes funèbres Fisher peuvent être bien sûr des croyants (on a par exemple un service juif). La thématique religieuse est assez forte en début de série entrecroisée avec la problématique de l'accueil des personnes homosexuelles dans les communautés chrétiennes pour finir par s'estomper et devenir très discrète en allant vers la saison 5, même si les Quakers font une apparition remarquée dans la vie de Nate. Parabole de l'évolution religieuse du monde occidental, même dans le pays le moins athée de ce monde, les Etats-Unis? En début de série en effet la foi se montre et se pratique dans le culte du dimanche avec la communauté... alors qu'en fin de série elle semble devenue une affaire privée (prière avant le repas) ou simplement un sentiment mystique diffus exprimé en dehors de toute référence à une Eglise (Nate pour lequel l'écologie joue peut-être le rôle d'une religion). C'est un fil thématique supplémentaire qui ajoute à la richesse déjà étonnante de cette grande saga familiale. Un autre pourrait être celui de la politique et de l'opposition entre Républicains et Démocrates, entre pro-guerre et pacifistes, Claire, l'artiste de la famille, incarnant le camp du progrès et de la paix... Mais la série n'est pas manichéenne, on y découvre en effet un avocat Républicain au grand cœur qui tombe amoureux de Claire. Autre fil thématique, celui de la découverte d'une identité sexuelle gay et de la manière dont elle peut être assumée ou pas dans la famille, la société et la paroisse... sans oublier les questions liées à la parentalité des couples gays (dilemme entre adoption ou GPA etc.).

Enfin tous les personnages principaux ont un ou plusieurs secrets qui seront dévoilés au cours des épisodes, il n'y a donc pas que le gay qui doit faire son coming out... La famille Fisher est remplie de secrets. En plus de porter le fardeau de son jardin secret chaque personnage est confronté à de lourdes épreuves qui ne sauraient se limiter à la perte d'un être cher. Ce qui arrive à David est de ce point de vue significatif... C'est l'un des épisodes les plus marquants et traumatisant de la série… en même temps très réussi.

Notons aussi que dans les premiers épisodes et les premières saisons de la série tout est hyper sexualisé. La libido est intense et omniprésente dans les relations puis, au fur et à mesure, cette dimension très charnelle s'efface pour quasiment disparaître, parabole du vieillissement des personnages? Ou d'une lassitude vis-à-vis de la répétitivité de la mécanique des corps?

A travers toute cette richesse thématique remarquablement interprétée par des acteurs/actrices attachants le cœur philosophique de la série demeure bien la finitude/la fragilité humaine, celle des corps comme celle des esprits, l'instabilité de tout ce que l'homme peut construire sur cette terre car la mort est une menace bien concrète qui relativise puis anéantit nos amours comme nos projets. Six Feet Under semble être une parfaite illustration du message désabusé et pessimiste du petit livre le plus philosophique de toute la Bible, l'Ecclésiaste ou Qohèleth qui commence par ces mots fameux (Vanité des vanités, tout est vanité) mais qu'il convient de lire dans son intégralité pour saisir en quoi la série en constitue comme une adaptation contemporaine. "Il y a sous le soleil un moment pour tout, et un temps pour chaque entreprise: un temps pour naître, et un temps pour mourir... un temps pour pleurer et un temps pour rire; un temps pour le deuil et un temps pour la danse... un temps pour les embrassements et un temps pour s'en abstenir... un temps pour aimer et un temps pour haïr; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix: à la fin, quel profit retirera-t-on de ses peines?" (chapitre 3).

Six Feet Under nous rappelle avec brio que nous avons été chassés du paradis terrestre et que notre vie terrestre est la plupart du temps semblable à la vallée de larmes dont parle l'antienne mariale Salve Regina. Cette série laisse un goût amer, parfois désespérant, mais cela n'enlève rien à sa puissance de fascination car d'une manière ou d'une autre nous nous retrouvons tous dans la réalité des situations décrites. Six Feet Under nous rejoint à chaque épisode au cœur de ce qui constitue notre condition humaine dans sa fragilité: misère et grandeur de l'homme pour reprendre la formule bien connue de Blaise Pascal. L'amertume et le désespoir ne sont peut-être pas la leçon ultime de la série... et si c'était une invitation tragique à vivre chaque instant de sa vie en plénitude? Si dans la maison des Pompes funèbres, c'était l'épicurisme qui se rappelait à nous pour recevoir l'instant présent de notre vie comme un don unique et qui ne reviendra pas? Et si dans la maison funéraire des Fischer, c'était un vibrant appel à vivre notre vie avec sagesse afin de ne pas la gaspiller, alors qu'elle est si précieuse?

PadreBob
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le 4 nov. 2023

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