Sandman
6.7
Sandman

Série Netflix (2022)

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Mais au fait... c'est quoi, l'intérêt d'une adaptation ?

"C'est quoi, l'intérêt d'une adaptation ?". Telle est la question tardive, autant que cruciale, qui m'a frappé alors que j'hésitais entre m'émerveiller des belles images de ce Sandman à l'esthétique sophistiquée (dès les premiers plans, magnifiques) et m'endormir d'ennui non pas à cause du rythme, presque trop trépidant pour du Gaiman (n'en déplaise à ceux qui ne peuvent plus voir une série sans une explosion toutes les six secondes), mais parce que je connais le récit par coeur et que la série ne me montre rien que mon imagination (bien aidée par celle des créateurs de la BD, il est vrai) ne m'a pas déjà dépeint à l'identique, mais en plus sombre, en plus étrange, en plus profond, en plus flippant. Bref : en plus Sandman.

Ce qui m'a tout naturellement conduit à me poser la question corollaire : "pourquoi diantre irais-je m'infliger la suite, alors que je pourrais ressortir les BDs (pardon : les "romans graphiques", à prononcer avec le petit doigt en l'air) et les relire pour la millionnième fois ?".

Tandis que le pauvre Morphée fait du naturisme forcé dans sa bubulle en verre et que l'intrigue suit son petit bonhomme de sur-place, avec quelques ajouts dispensables parce que sans intérêt (l'oiseau, le début de la romance gay, ...), j'étends mon questionnement au-delà de ses limites contextuelles pour me demander, encore plus tardivement, encore plus crucialement, s'il m'est déjà arrivé d'apprécier une adaptation par le passé, et pourquoi ?

J'ai cherché, cherché, je me suis trituré l'esprit tandis que Morphée faisait des duckface dans son bocal, pour m'apercevoir finalement que "pas tant que ça, en fait". Rien que de très logique, d'ailleurs.

Si une oeuvre m'a plu, pourquoi m'infligerais-je une imitation, même correcte et respectueuse, sachant qu'elle ne pourra jamais en retranscrire toutes les subtilités ?

Et si je ne connais pas l'oeuvre, pourquoi ne pas m'intéresser à celle-ci, plutôt que de la découvrir à travers un reflet sur pellicule (oui, je suis old school) qui n'en sera au mieux qu'un appauvrissement ?

Alors que Morphée me jette un énième regard par en-dessous, vaguement accusateur, comme pour me reprocher de ne pas prendre mon pied, je prends le temps de classifier le genre en trois catégories :

- les adaptations opportunistes, quand une équipe "créative" s'empare d'un titre connu mais juge son contenu trop indigent ou trop peu actuel, et se permet de le réécrire plus ou moins intégralement et jusqu'au contresens en suivant un cahier des charges mécaniquement dicté par des méthodes standardisées enseignées à grands frais dans des facs spécialisées, en fonction des attentes supposées du coeur de cible : Foundation, The Watch, the Wheel of Time, Umbrella Academy, Locke and Key, Moon Knight, Cowboy Bebop, Dragon Ball Evolution (rires), ...

- les adaptations honnêtes, qui se montrent aussi scolairement respectueuses du matériau originel que l'époque les y autorise, mais toujours un peu trop et paradoxalement jamais assez : The Sandman, His Dark Materials, Y the Last Man, Sweet Tooth, le Dune de Villeneuve, la plupart des adaptations de mangas en animé, ...

- les adaptations créatives, seules à trouver grâce à mes yeux, qui s'affranchissent du matériau originel (sans le trahir, pourtant) pour imprimer leur propre marque, grâce au talent conjugué des scénaristes et des showrunners, et leur refus de toute forme de concession : Legion, Dirk Gently (US & UK), Ghost in the Shell (le film de Oshii), Wandavision (dans une moindre mesure), the Haunting of Hill House, ...

Plus le temps passe, alors, et plus je me demande ce que je fiche devant mon écran, et pourtant le spectacle est beau, le fond intellectuellement stimulant, le respect manifeste. Malgré ses maladresses, la série est infiniment meilleure que la plupart des productions Netflix-Amazon Prime-Disney +, elle est à voir absolument par quiconque n'a pas lu les BDs et n'a pas l'intention de le faire (mais quelle tristesse ce serait !).

J'ai beau essayer de m'accrocher, lui donner chance sur chance, ma bonne mauvaise foi s'érode au fil des minutes. Ce qui n'était au commencement que des fêlures, des petites fausses notes dans l'air du temps, devient peu à peu des fractures, des gouffres qui m'éloignent inéluctablement de mon enthousiasme des premières secondes :

- The Sandman, la BD, était déjà TRES progressiste en son temps (un temps où ce n'était ni une mode, ni un argument commercial, et où cela demandait autrement plus de courage artistique, voire humain), elle reste progressiste aujourd'hui, dans le bon sens du terme, et elle n'avait par conséquent nul besoin qu'on en rajoute plusieurs couches supplémentaires, qui finissent par avoir l'effet inverse en étouffant le propos initial... Je citais plus haut la romance gay naissante de l'épisode 1, par exemple : dans la BD, celle-ci n'est pas au centre du récit, elle ne lui apporte rien, elle "est", point, aussi naturellement que si elle était hétérosexuelle, elle n'a pas besoin qu'on lui ajoute de la consistance. En la donnant à lire sans préambule, Gaiman en faisait quelque chose de profondément ordinaire, de profondément évident, que le lecteur devait accepter d'emblée et sans partage comme un fait acté, commun, et l'effet produit n'était que plus efficace... alors qu'en insistant, sans pour autant développer la relation ni lui accorder une vraie place dans la narration, en se contentant d'une image d'Epinal, la série focalise davantage l'attention du public sur ce couple, qu'elle présente malgré elle comme extra-ordinaire, et convainc d'autant moins. Toujours cette bonne vieille dichotomie quantité/qualité...

- Le fait que le Corinthien soit libre au début de l'épisode 1 n'a pas de sens : lorsqu'il est en pleine possession de ses pouvoirs, rien ni personne ne peut échapper à Morphée, qui est un souverain omniscient autant qu'omnipotent. C'est son exil d'un siècle qui le rend vulnérable, faillible, et qui permet aux cauchemars de profiter de son absence pour fuir sur terre et y faire régner la terreur. Corinthien inclus.

- Le fait que Paul rompe volontairement le cercle qui entrave Morphée aurait pu constituer un twist intéressant, par rapport à la BD, si l'acte avait le moindre sens : certes, le but pourrait être de libérer l'homme qu'il aime de l'obsession qui a gâché sa vie, mais dans la mesure où cela reviendrait à le condamner, difficile d'y croire, et c'est un euphémisme...

- Le fait de donner des couleurs de peau humaine aux Endless tend à les humaniser plus qu'ils ne devraient l'être. Ils sont notre reflet quand ils se manifestent à nous mais ils ne sont pas humains, ils sont infiniment plus et moins à la fois. Leur peau est blanche, propre à leur nature profonde, elle n'a aucune couleur, car aucun pigment, dans la mesure où ils ne sont que des métaphores.

- Le choix de transposer Lady Constantine à notre époque fleure bon (c'est-à-dire : mal) le fan-service de mauvais aloi. S'ils n'avaient pas les droits pour utiliser John, son descendant, autant créer un autre personnage, ou adapter directement le chapitre de la BD où Johanna intervient, plutôt que de faire un mix maladroit entre les deux. Et par ailleurs, à titre de confidence : autant j'étais amoureux de Jenna Coleman dans Doctor Who, autant je trouve que sa mignonnitude ne colle pas (du tout) au personnage. Lady Constantine est une lame de couteau faite femme. Un scalpel. Elle n'est certes pas aussi nihiliste que son futur successeur, mais sa fonction a nécessairement altéré son sens moral des années en amont, et elle le porte sur elle. C'est ce qui fait son charme.

- Bon et puis plus trivialement, à force, il faudra bien poser la question, parce que c'était rigolo au début mais que ça finit par être un peu flippant : c'est quoi, le problème, avec les roux, aux Etats-Unis ?

Ceci étant, j'aurais pu fermer les yeux sur tout ça parce que comparés aux naufrages (opportunistes) cités plus haut, ce ne sont là que de menues pinailleries de fanboy exalté. Seulement...

Un Dream beau gosse, avec des yeux de chien battu, des méchouilles de mannequin Loréal, avec des émotions humaines et la larmichette facile, ça, ça va pas être possible, par contre. Noircissez-lui les yeux comme dans la séquence du rêve de fin d'épisode (très réussie), ébouriffez-le, vieillissez-le, mochisez-le, là on sera d'accord. Mais en l'état, j'ai l'impression désagréable de me trouver face à la réincarnation d'Edward Cullen et je ne tiendrais pas dix épisodes comme ça, quand bien même son corps de bishie ne brille-t-il pas au soleil. Dream ressent des émotions, mais il ignore comment les exprimer, c'est tout le sel du personnage, dont on ne connaît que trois facettes, parce que ce sont les seules qu'il sait montrer (à son grand désespoir) : indifférent, déprimé, en colère. Il doit inspirer constamment la peur, la révérence, la curiosité, la grandeur. Et c'est, pour moi, le grand loupé de la série : son personnage principal fade et, finalement, assez archétypal, trop facile à prendre en pitié tellement il est beau gosse, trop facile à comprendre tellement il nous ressemble, trop charmant et trop propre sur lui afin de ne pas effrayer la ménagère.

Autre point d'achoppement, pour moi : l'absence de Dave McKean au générique. Qu'il n'ait pas été consultant sur les décors ou réalisateur sur certains épisodes, ça me dépasse, compte tenu de sa complicité passée avec Neil Gaiman et son apport pharaonique à la bande dessinée (achetez au moins le recueil de ses couvertures, les gens, c'est une merveille). D'autant que le bonhomme a un beau pedigree dans ce domaine : que ce soit dans Mirrormask ou dans Luna (l'un des films les plus ignorés de tout Sens Critique. J'ai créé la fiche il y a huit ans, et il ne totalise à ce jour que trois notes et une critique - dont les miennes) (rires tristes), il a prouvé qu'il savait rêver en trois dimensions, que son talent n'était pas circonscrit aux limites de la page blanche.

Ainsi donc, en dépit de toutes les qualités (plastiques, notamment) de cette adaptation, je m'en tiendrai à une petite poignée d'épisodes et irai plutôt relire la BD, beaucoup plus dense et riche sur tous les plans (dès son premier chapitre et ses rêves parallèles, Dream y étant également plus volubile et par conséquent, plus intéressant).

Je conseille à tout un chacun d'en faire autant : la série est très bonne, oui, la série est très belle. Mais la BD est infiniment au-delà.

Si toutefois vous ne l'avez pas lue et vous ne la lirez jamais, rajoutez deux points à ma note et un coeur qui palpite. Ce ne sera pas volé.

Moi, je retourne à Severance.

Liehd
6
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le 11 août 2022

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Liehd

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