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Modern audience, Pierre Arditi, Racine et spots publicitaires

Viendra un jour, peut-être, où le mythe de la "modern audience" ne sera plus qu'un lointain souvenir. Languissons-nous, en attendant, et continuons de goûter avec une papille de curiosité mortifère les omelettes hebdomadaires, sinon quotidiennes, que nous cuisinent amoureusement les plates-formes de SVOD avec de bons œufs bio de poule élevées au plein air du hashtag inclusif et de la tribune de blog socialement engagé : le wokisme, terme à prendre, donc, non dans son sens originel tourné vers des valeurs humaines, mais dans celui, déformé et mercantilisé, que nous imposent certains acteurs de l'industrie du divertissement de masse, puisqu'on n'a pas trouvé meilleur nom et qu'on passe, ce faisant, l'accord tacite avec son lecteur d'incarner le boomer réactionnaire que seuls quelques dinosaures comme Pierre Arditi s'aventureraient encore à décrire comme révolutionnaire - le même Arditi anticipant par ailleurs ce public émergent comme prochainement capable de s'extasier sur un spot publicitaire comme s'il s'agissait d'une tragédie de Racine, et pas la peine de se mentir, on est en plein dedans (le spot, comme la tragédie).


Viendra un jour, peut-être, où on comprendra quel intérêt avaient les producteurs tout-puissants de notre époque à financer des tracts de propagande corporatiste (?) en guerre ouverte contre le moindre élément susceptible de ne pas finir en trend sur Twitter, clippé sur TikTok, chroniqué par un youtubeur à cheveux bleus ou défendu par l'un(e) ou l'autre éditorialiste de magazine de société expliquant qu'on a le droit d'être raciste avec certaines personnes et pas avec d'autres, que le sexisme peut affecter certaines personnes et pas d'autres. Comment, autrement, garder espoir dans cet océan de contenus non-offensants créés aves les mêmes algorithmes qu'une publicité Herta, dont l'éclairagiste a par ailleurs manifestement été promu chef opérateur global chez Netflix ?


Viendra un jour, peut-être, où on comprendra à quel prix les réalisateurs, acteurs et showrunners les plus unanimement populaires d'avant l'avènement de Netflix et AppleTV+, ayant créé les films et séries les plus acclamés de leur temps, ont vendu leur âme et leur dignité pour partir "réaliser" (les guillemets ont leur importance) de nouveaux programmes, cette fois-ci sous l'évident commandement de cadres tout-puissants soufflant à l'oreille de leurs stars de location ce qu'ils doivent écrire et mettre en scène, en leur braquant un pistolet sur la tempe. Comment, autrement, croire que David Benioff et D.B. Weiss, auteurs d'une précédente fresque violente, sombre et riche de personnages moralement questionnables et sexuellement déviants, au succès pourtant colossal, aient retourné leur veste au point de stabiloter, dès les 10 premières minutes du pilote de leur nouvelle série, tous les clichés progressistes devenus norme ? Au point de masquer jusqu'au propos même, qui insiste davantage pour faire passer son agenda social que ses personnages et son scénario ? Comment oser écrire d'une part, faire réellement prononcer d'autre part, et conserver au montage enfin, une réplique consistant à corriger un personnage sur le genre d'un pronom personnel, dans les quinze premières minutes d'une série de science-fiction, adaptée d'un classique de la littérature de surcroît ? Comment brosser des personnages crédibles et attachants, quand on introduit sciemment deux héroïnes par la haine ou le mépris qu'elles éprouvent envers les hommes d'un côté, et les autres femmes ne respectant pas leur point de vue de l'autre, comme si c'était un point de départ absolument vital et nécessaire pour rentrer dans les clous de cette "inclusivité" (ne devrait-on pas plutôt dire : de cette vindicte normalisée) aux incompréhensibles contours ? Qui est la cible d'un tel torchon ? S'adresse-t-on à des bloggeurs haineux dont on n'est là que pour conforter les courtes vues, ou à des spectateurs dotés d'un esprit critique autonome ?


Viendra un jour, peut-être, où on arrêtera de nous saoûler avec ces acteurs bidon, sortis de nulle part, qui n'ont été choisis ni pour leur talent, ni pour leur charisme, mais simplement pour leur représentativité de tropes raciaux, sociaux et sexuels dans lesquels la masse des spectateurs puisse se reconnaître. Comment, autrement, envisager qu'on puisse tenir le coup ne serait-ce que quelques années de plus face à ces troisièmes rôles de troisième zone imposés par la plate-forme, au physique passepartout, à la tête de hipster et à l'absence totale d'étincelle de vie dans le regard, comme si on les avait forcés dans leur enfance à faire du théâtre alors qu'ils voulaient juste devenir experts-comptables ? Comment continuer de regarder les shows dans lesquels ils jouent, quand les autres acteurs, les vrais, ceux-là (Benioff et Weiss récupèrent par exemple Liam Cunningham et John Bradley-West de GoT) ne sont autorisés qu'à leur passer des répliques effacées ?


Viendra un jour, peut-être, où on comprendra que longueur n'est pas synonyme de qualité, en arrêtant de s'abreuver de n'importe quel programme dont la durée excède les 6 heures sous prétexte de la promesse d'un meilleur attachement aux personnages. Ce temps n'est presque jamais exploité pour mettre en valeur ces derniers, mais simplement pour prendre du temps de cerveau disponible. On le vérifie une fois de plus dans cette série, qui, comme ses consœurs modernes, avance à la fois trop lentement et trop vite, en dit toujours soit trop soit pas assez, et abuse en permanence des travellings compensés, panoramiques et autres zooms à la lenteur souffreteuse pour maintenir le spectateur éveillé par des images vaguement mouvantes, au risque de donner l'impression de verser dans un pathos constant, où toutes les émotions sont mises au même niveau d'intensité, comme si mâcher un chewing-gum et se faire lapider par une foule en furie avaient la même connotation dramatique, devaient être perçus avec la même inquiétude pénétrée par le spectateur avachi. Comment, autrement, espérer bouffer la même soupe digne d'un étudiant en école de cinéma dans cinq, dix, vingt ans (en ce qui me concerne : demain, même) ?


Viendra un jour, peut-être, où on réalisera avoir été pris pour des jambons en se faisant inculquer une échelle de valeurs sociales, voire morales, non pas par des philosophes, non pas par des artistes, ni même par notre propre libre-arbitre, mais bel et bien par des corporations de divertissement passées maîtres dans l'art de l'enfumage et de la manipulation des masses, qui nous montrent la lune en nous demandant de regarder le doigt. Le Problème à trois corps se vend comme une série de science-fiction (une de plus) qui, dans les faits, se donne pourtant pour mission non de faire réfléchir sur le sens profond de son récit ou de ses thématiques (le charabia scientifique perpétuellement débité est aussi abscons qu'il est peu crédible sortant de la plume de si mauvais dialoguistes, et de la bouche de si mauvais acteurs), mais de graver au marteau-piqueur dans le regard du spectateur le fait qu'il s'agit d'une série mettant en scène des personnages issus de la diversité, à la fois indépendants, intelligents, cool et animés d'un profond mépris pour tout ce qui sort de leur propre vision du monde. Ils sont tous insupportables, ils sont tous creux, ils sont tous absolument pas crédibles du tout, mais ce n'est pas grave : il y a des femmes fortes, des hommes faibles, des personnes racisées courageuses et des hommes blancs cons comme des balais, chacun acceptant son rôle de bon cœur à défaut (probable) d'y comprendre quoi que ce soit.


Viendra un jour, peut-être, où on arrêtera enfin de se poser les mauvaises questions, comme si le problème était vraiment là où on essayait de croire qu'il est : au fond, on s'en fout, que le Problème à trois corps respecte, ou non, les livres. On s'en fout que l'histoire se passe, ou non, en Chine. On s'en fout que tel personnage ait été modifié ou non, que telle péripétie ait été simplifiée ou non. Ce qui importe vraiment, c'est qu'on nous ressert encore une énorme bouse ultra-codifiée, malade de tous les maux de son temps, qui ne fait même plus semblant de croire son spectateur un minimum intelligent. Il y a quelques années à peine, des shows bébêtes et très regardés comme Lost racontaient n'importe quoi, mais il y mettaient les formes et le fond, en faisant en sorte de tirer les "bonnes" ficelles : il y avait des bons personnages, des mauvais personnages, des personnages duels, et au milieu, un tas d'aventures les faisant apparaître, évoluer et éventuellement disparaître. Dans cette nouvelle production conforme à l'obsession de l'algorithme du public moderne, il n'y a plus rien de tout ça. Chaque personnage doit être vu par le prisme d'antagonismes alimentés par les réseaux sociaux, pour que la série y fasse parler d'elle. Chaque péripétie doit être racontée au travers d'une dilatation abusive du temps, pour que la série maintienne son public captif. Au milieu de tout ça, comme pour une pub de bagnole ou un sponsor de vidéo Youtube, on fout de jolis effets visuels. Mais vraiment, qui peut encore se prétendre dupe de ce cirque ? Jusqu'à quand continuera-t-on à financer ces tentatives de trépanation, combien de temps encore tolérera-t-on de voir les grands noms d'hier se reconvertir contre espèces sonnantes et trébuchantes dans ce genre de projets transparents et neutres à l'extrême, qui ne racontent plus rien d'autre que l'insondable vacuité de cette nouvelle manière de concevoir des séries ?

boulingrin87
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le 27 mars 2024

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Seb C.

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