Le jeune homme éteint son ordinateur, on est vendredi soir et il ne sortira pas. Peut-être demain, se dit-il. Il soupire. « Déjà 23h ! Misère, ma partie d’Age of Empires II a durée plus longuement que prévu. Il est bien trop tard pour commencer les 4h d’An elephant sitting still, mais j’ai vu cette série de reportage consacrée à Epstein sur Netflix qui pourrait être chouette ! Un épisode, quelques lignes d’Henri Barbusse, un petit verre de lait et au lit ! » Satisfait de ce programme, le jeune homme enfila son pyjama Droopy, s’offrit un petit sirop et s’installa dans son hideux mais fort confortable canapé.


L’épisode démarre. Une journaliste raconte comment elle a enquêté sur Jeffrey Epstein en 2003. Elle savait que c’était un homme riche mais ignorait qui il était. « Moi, par contre, je sais qu’il ne s’est pas tué tout seul ! Hééééé ! » annonce le jeune homme en ricanant. Il se tourne pour regarder si quelqu’un avait compris la référence, mais il était seul. Et c’était mieux ainsi. La réalité froide de la solitude le pousse à l’humilité ; il boit une gorgée de sirop, essuie ses larmes et continue de regarder l’écran.


Le documentaire enchaîne sur le témoignage d’une victime. Comment Epstein l’a alpagué, refilé des thunes pour la toucher, puis comment il a enchaîné sur la petite sœur de la victime avant de menacer le journal qui s’était occupé de recueillir le témoignage. Une chose frappe le jeune homme ; les victimes sont qualifiées de « Survivor ». Le terme ne lui semble guère approprié ; Jeffrey Epstein était-il un tueur en série ? Chef de guerre ? Il l’ignore, le documentaire n’a pas encore donné de contexte ni d’autres informations. Bien sûr, se dit-il, il est important de reconnaître le statut de victime dont ces jeunes filles ont été privés pendant des années mais « Survivor » ? N’est-ce pas y aller un peu fort ?


L’épisode continue. Il enchaîne sur le témoignage d’une autre survivante. « Encore ? » Le procédé est identique, on apprend qu’Epstein a toujours été soupçonné d’être quelqu’un de louche, qu’il était surveillé et qu’il est riche. « Mmmh, j’ai déjà lu ça dans le 20mn. » fit le jeune homme sur un ton dédaigneux. Il regarde l’heure, l’épisode en est à 35 minutes. « QUOI ?! Mais c’est pas possible putain ça va être comme ça tout le long ?! » alors qu’il hurlait ces mots, Jean-Claude, son voisin, se pencha sur le balcon adjacent pour lui demander s’il avait besoin d’un micro pour être mieux entendu mais le jeune homme déclina poliment l’offre et se rassit, renfrogné, sur le canapé hideux mais fort confortable.


L’épisode continue. Une autre survivante témoigne. Cette fois c’en était trop. Le jeune se lève bruyamment, éteint vigoureusement la télévision et allume son ordinateur. « Cette fois, ils vont m’entendre ! » puis il se mit à taper férocement sur son clavier l’extrait que voici :


« Le premier épisode d’un documentaire est sensé nous présenter, ou, a minima, nous introduire le contexte. Le titre de la série est Jeffrey Epstein : Pouvoir, argent et perversion, autrement dit, une série centrée sur Epstein ; premier problème, le documentaire n’introduit jamais le bourreau. On ne sait pas qui il est, comment il pense, comment il a acquis sa fortune, pourquoi il était aussi haut placé, quelles étaient ses relations avec les puissants, qu’est-ce que ces puissants savaient, ni en quelle année il s’est mis à sévir, ni quoi que ce soit d’autres. De même le mot « Survivor porte à confusion » puisqu’on ne sait pas s’il lui arrivait de tuer des victimes. De mémoire, je n’ai pas entendu ça dans la presse mais il a le bras long donc pourquoi pas, et apparemment il aurait fait tuer un chat, mais on n’en sait pas plus, et ça perturbe plus qu’autre-chose puisque rien n’est dit à ce sujet.


Ensuite, un problème plus polémique, c’est la question de l’émotion et de la place de la parole des victimes. Personne ne nie que la libération de la parole ne soit une bonne chose, encore faut-il voir comment c’est fait ; libérer la parole pour qu’elle ait du poids au niveau judiciaire, pour que le regard des gens change et ne considèrent pas la victime ou comme une menteuse/mythomane par essence, ou tout simplement pour être entendue, d’accord. Mais dans cet épisode, la place que prend cette parole est complètement disproportionnée ; on baigne dans l’émotion pure et on a aucun fait. Les témoignages sont importants certes, mais ils sont importants s’ils corroborent des évènements, s’il y a des preuves qui viennent accréditer ces témoignages (parce que moi quand je témoigne avoir vu des ovnis on me demande des preuves), or ici il n’y a pas de chronologie ni événements auxquels se raccrocher et bien on se perd. Les quelques faits qui sont donnés le sont en une phrase et balancés comme ça, dans le vide du style : 2003, Palm Beach, d’un côté les riches, d’un autre les pauvres. Ok.


Pire, cela finit par jouer en défaveur du documentaire ; si je ne sais pas à quoi correspondent ces témoignages je perds l’empathie que j’ai pour les victimes puisque je ne sais pas vraiment de quoi elles parlent. Et j’ai même l’impression que cette suite de témoignages atténue la violence des faits ; qu’est-ce qu’il foutait Epstein en 2003 pendant qu’il faisait ses horreurs ? D’une main il touche une enfant et de l’autre Bill Clinton, ex président des Etats-Unis, cela me semble être tout de suite plus tragique et affreux. Mais il n’y a aucune mise en relation de ce genre. Et faut-il le rappeler, on ne sait toujours pas QUI était Epstein… On a juste une suite de témoins qui parlent, qui disent peu ou proue la même chose, ce qui devient vite rébarbatif. Bref, comme dirait l’autre : contexte ?
Si le but c’était de faire une série exclusivement centrée sur les victimes, vraiment pourquoi pas ? Mais dans ce cas, qu’on n’essaie pas de nous embrouiller en nous promettant une série sur Epstein, sur la richesse ou la perversion si le sujet de l’argent, de la perversion ou même d’Epstein sont à peine traités. Donc ouais c’est dommage, je pense que le documentaire voulait bien faire en donnant la parole aux victimes mais si on ne connaît rien de l’affaire (ou, comme dans mon cas, si on a juste un peu suivi d’une oreille distraite ce qu’il se passait dans les médias pendant l’affaire Epstein) c’est vraiment difficile à suivre.


À noter que ma note et mon avis est provisoire, m’étant arrêté au premier épisode. Mais aurais-je la force de poursuivre ? Meh… »


Ainsi, le jeune homme alla se coucher, persuadé d’avoir été brave en ayant vécu ses émotions les plus animales et en ayant fait fonctionner sa raison et étant enfin calmé. Ce soir, il ne se couchera pas moins bête que hier ; il n’a rien apprit sinon que faire souffrir quelqu’un, ça peut détruire sa vie. Mais sérieusement, le documentaire n’a pas l’air terrible. Il aurait dû se coucher tout de suite au lieu de gâcher des heures de sommeil ainsi.

Ji_Hem_
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le 19 juin 2020

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