Deadwood
7.6
Deadwood

Série HBO (2004)

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Deadwood, c’est l’histoire d’un rendez-vous manqué. Entre les scénaristes et la série.


J’aimais l’idée de départ : par le biais d’un nouveau personnage débarquant à Deadwood, introduire le spectateur dans ce "camp" tout juste sorti de terre, une de ces villes-champignons américaines, poussées quasi en une nuit par la seule volonté de pionniers sans attaches qui s’installent sur le premier bout de terre venu – volée aux Indiens. Déambuler dans la rue principale, ligne de boue déchirée par les roues des charriots, s’arrêter deux minutes dans un des saloons, bouges immondes, sombres et pas très droits, pour prendre le petit whisky du matin, avant de partir, pioche sur le dos, le cheval chargé, vers le petit lopin dans lequel il faudra jusqu’au coucher du soleil chercher l’or tant espéré, le dos cassé, la nuque brûlée par un soleil indifférent.
Puis peu à peu, prendre ses habitudes dans ce camp qui grossit chaque jour, faire la connaissance du journaliste paumé qui publie la seule feuille de chou du coin, du shérif borderline, du postier qui ne comprend pas ce que les gens peuvent bien avoir à se dire pour s’écrire autant, et surtout des patrons, le patron de bar, le patron de saloon, le patron de bordel, les rois incontestés de la ville, parce qu’ils fournissent ce qui est le plus demandé (les putes et l’alcool), et que les affaires ne se font qu’en passant par eux.


Dans l’idée, c’est ce que fait Deadwood. Et c’est chouette. Cette série pue, elle dégouline de boue et de sueur, elle suinte de pus et de sang, elle fait deviner l’odeur de vieilles bottes et d’haleines fétides d’une ville du far-west. Par contraste, les robes des rares femmes brillent comme des comètes que tout le monde regarde passer avec respect et envie (mais avec le liseré de boue obligatoire en bas).


Néanmoins, malgré le rendu réussi de cette "atmosphère", la série se plante complètement sur ses personnages. Jugeons-en : Deadwood est bourrée de personnages intéressants, au potentiel énorme, mais qui ne sont pas, ou pas bien, développés et exploités.
Et ça m’a vraiment frustré.
Je veux bien que cette série reflète les aléas des personnalités, surtout chez des gens qui ont tous quand même un grain (il faut, pour vivre cette vie), mais il y a des limites. Il y a un travail d’écriture des personnages qui doit établir la différence entre des personnages perturbés par leur passé et un présent troublé, et des personnages inconsistants qui ne parviennent pas à se ressembler entre deux épisodes. Et puis surtout, on ne lance pas des pistes constamment pour les interrompre en chemin, c’est la base. Même dans la vie, quand on rate quelque chose et qu’une voie se ferme, on peut en retirer une expérience ; les personnages n’en retirent rien, n’évoluent pas de leurs erreurs, mais restent les bras ballants, ou errent dans le camp à la recherche de quelqu’un à qui se plaindre.


Quelques exemples, que j’ai divisés en 2 catégories d’erreurs que fait la série :
1) Parmi les personnages auxquels on a donné une personnalité mais qui l’égarent en route :
- J’appelle à la barre Cy Tolliver, le patron de bordel "classe". À l’origine introduit comme un méchant, celui contre lequel il faudra lutter pour conserver son pouvoir sur la ville. J’ai bien aimé le fait qu’il ne soit pas réduit à ça, et qu’au bout du compte il rejoigne (plus ou moins) le côté des "héros" (au sens des personnages que l’on suit, toute morale mise à part). Parce que Cy n’est pas la pire menace que la ville puisse connaître, il est logique et intéressant qu’il s’allie aux autres maîtres de la ville pour protéger ses intérêts. Mais ses motivations sont de moins en moins définies dans les saisons, il passe même quasi à la trappe dans la saison 3, et surtout, sa personnalité de patron sadique n’est jamais égale. Sorte de "méchant Al", il entretient une relation malsaine avec Joannie, mais ne l’aime pas, mais l’aime, mais veut la retenir, mais fait tout pour qu’elle parte. Peut-être que c’est parce que le pauvre doudou n’a personne à qui se confier, mais très vite on ne comprend plus rien à ses motivations et ses envies. Quant à ses sautes d’humeur, elles sont accessoires, et m’ont donné l’impression de poper occasionnellement pour rappeler qu'il n’est pas un type gentil. Sa dernière scène, poignardant parfaitement gratuitement le pauvre Leon, est je trouve assez symptomatique du personnage : incontrôlable, victime de sautes d’humeur, voire d’un début de folie pure, en même temps impuissant et se vengeant sur ses proches faibles. Dans l’idée donc un personnage intéressant. Mais tous les efforts de l’acteur (qui en fait des caisses, mais pour un tel personnage ça passe plutôt bien), ne font pas oublier que Cy a moins l’air d’un type dangereux parce que cruel et avide, que d’un complet taré que toutes les personnes de son entourages feraient bien de fuir parce qu’elles n’ont aucune raison de rester près de lui. Parce que, spoil messieurs les scénaristes, une personne comme ça à la tête d’autres personnes, ça ne peut pas marcher sur une longue durée : les plus faibles, parce qu’ils ne peuvent pas vivre pour toujours dans un état constant de terreur, à se demander qui va être la prochaine victime des sautes d’humeur d’un psychopathe, finissent par s’allier contre lui (et, pour les scénarises de Walking Dead, c’est pareil pour Negan hein).


-Autre exemple, et puisqu’on parlait d’elle, Joannie Stubbs, la pute libérée par Cy, qui avec un petit pécule lance son propre bordel de standing. Outre le fait que cette piste est vite abandonnée (elle dure moins d’une saison et c’est assez frustrant parce qu’on aurait voulu voir Joannie en patronne efficace), elle laisse le personnage sans rien à faire, se contentant dans toute la saison 3 de récupérer Jane dans la rue après une nuit de picole. Et de se plaindre. Et de traîner dans le bordel de Cy pour dire qu’elle ne veut pas retourner dans le bordel de Cy. Personnage gâché, d’autant plus que l’actrice s’était trouvé un bien bel accent et qu’elle a des moments de jeu géniaux (j’aime particulièrement son air agacé/blasé).


-Enfin, dernier exemple, une autre pute, Trixie. Prototype de la "pute au grand cœur", vulgaire et fataliste mais qui sera maternelle et concernée pour les autres. Elle aussi a droit à des débuts d’intrigues, qui aboutissent plus ou moins (elle apprend à compter, travaille un temps dans la banque, se fait virer, s’en fout), des relations plus ou moins poussées (avec Sol qui est amoureux d’elle, mais se laisse teeeellement marcher sur les pieds que même pour moi qui trouve ça mignon, ça finit par être agaçant). Double de Joannie, Trixie a des opportunités de s’en sortir, mais les scénaristes ne vont pas jusqu’au bout de leurs idées. J’ai l’impression que le problème vient du fait que les scénaristes ne se sont jamais fixés sur la personnalité de Trixie : finalement, est-ce qu’elle veut suivre les plans de Al (espionner Sol Star pour lui) et rester sous sa coupe protectrice, ou bien est-ce qu’elle les désapprouve complètement et veut fuir cette condition ?


2) Parmi les personnages pour lesquels on lance une intrigue qui n’aboutit pas :
- Un peu à cheval dans les deux catégories, en plus de Trixie je mettrais Sol Star et Utter, deux personnages au grand potentiel, chacun dans son genre, mais dont les élans retombent comme des soufflets ratés au sortir du four. Sol Star pourrait être un opposant à Al intéressant, usant de la justice ou de Trixie ; il se contente de tenir sa quincaillerie, regarde les autres personnages faire avancer le scénario avec de grands yeux sans comprendre. Quant à Utter, personnage sympathique du bonhomme qui a trop parcouru les routes et veut se poser enfin quelque part, il semble changer de personnalité et de rôle à chaque épisode. Parfois bonne poire à qui on vient confier ses misères, sympathique maladroit et attachant, parfois soulevé dans son orgueil par une injustice et prêt à dégainer d’un air patibulaire, parfois à la limite du crétin qui ne sait pas où se mettre et regarde les autres prendre les décisions, en restant les bras ballants. C’est peut-être un des personnages qui souffre le plus de cette inconsistance, peut-être parce que justement il n’est pas dans tous les épisodes et à chacun de ses retours de voyage on espère qu’il va faire quelque chose. Mais non.


-Arrivé avec Utter, le personnage de Jane est aussi un bon gros gâchis. Jane a pourtant deux bons atouts de départ : 1) c’est une femme qui vit de façon indépendante, sans homme, sans jupons, avec son flingue et sa bouteille, et 2) elle a justement un penchant pour la bouteille accentué par un deuil interminable et une sensibilité exacerbée malgré tous ses efforts pour avoir l’air de s’en foutre. Donc, de bonnes bases pour un personnage torturé, digne d’une évolution intéressante, de moments de bravoure. Mais pendant 3 saisons (3 saisons !), Jane ne fait que trois choses : se réveiller d’une cuite dans un endroit improbable, envoyer chier ceux qui s’inquiètent pour elle, et retourner picoler parce qu’elle est malheureuse. C’est intéressant, mais ça n’évolue pas ! malgré les efforts de plusieurs personnages, elle ne sombre pas plus ni moins, elle reste sur le même plan, et elle n’a même pas de scène de fusillade ou de courage rédemptrice. Elle est juste là pour gueuler, en attente que les scénaristes lui donnent un os à ronger pour faire avancer son histoire, qui ne vient pas.


-Doc Cochran. Exemple typique du personnage immédiatement sympathique et tête de con, celui qui se dévoue pour des ingrats ou des morts en sursis. Des pistes lancées pour l’approfondir (sa relation à Dieu, son traumatisme de la guerre), pas poursuivies (la tuberculose, une maladie sympa parce qu’elle se met sur pause dans certains épisodes !). Sa quasi disparition dans la 3ème saison m’a rendu d’autant plus triste que j’aime bien Brad Dourif et que sa tête flippante était bien choisie pour un rôle à contre-emploi de médecin bougon, bourru mais avec un bon fond.


-Al Swearengen. Ah, Al, Al, Al. Définitivement le personnage préféré des scénaristes, et peut-être le plus réussi, avec l’excellent Ian McShane incarnant à la perfection ce barman-macro sans foi ni loi, mais qui sait y mettre les formes, saisissant toujours le potentiel de ceux qu’il rencontre pour son avantage, beau parleur, beau joueur (mais seulement quand il gagne). Sa manie de toujours parler à voix haute de ses plans (à ses putes, à son café, à sa tête d’indien), son jeu de couteau. Lui au moins porte une personnalité plutôt constante dans les 3 saisons (le manipulateur, l’enfoiré, le sale con, mais qu’on ne peut pas s’empêcher d’apprécier), mais souffre comme tous d’intrigues, plus fines heureusement, non abouties (son histoire avec Trixie, et son passé qui ressurgit à l’occasion dans des scènes de monologues passionnantes, mais écourtées et sans conséquences).


Bien sûr, il y a d’autres choses bancales dans cette série.
Parlerons-nous des idées introduites et jamais prolongées, alors qu’on ne peut plus intéressantes dans ce contexte de création des États-Unis : sort des Indiens (on en voit en tout et pour tout 1 dans l’intégralité de la série !), des personnes noires (quelques personnages trop peu développés), des chinois déjà installés dans la ville, des putes… ?
Parlerons-nous d’une mise en scène qui abuse vraiment trop des gros plans dans les deux premières saisons, qui s’ouvre à des plans plus larges seulement dans la 3ème pour donner enfin au spectateur le loisir de comprendre la géographie de la ville (c’est quand même un peu important de pouvoir se situer dans ce quasi huis-clos du camp) ?
Parlerons-nous des dialogues tellement alambiqués que ça devient un soulagement lorsque certains – rares – personnages se contentent de répondre un simple "Non." à une question proustienne ?
Non, ça ne servirait pas la série. Parce que, malgré mes critiques, j’ai aimé Deadwood (qui aime bien…). J’ai aimé l’ambiance, j’ai aimé les acteurs, j’ai aimé les micro-expressions de génie, les scènes d’arrière-plan, la poussière et l’odeur de crottin, j’ai aimé la volonté en 2004 de faire quelque chose de différent (même si je découvre la série 14 ans plus tard, il faut la remettre en contexte, même si ça n’excuse pas tout). Je préfère garder de cette série des images et des scènes qui me reviendront en y repensant : l’incroyable scène de combat à mort entre Dan et le capitaine, Al trônant sur son balcon, l’œil noir sur tout, veillant sur sa ville comme une poule sur sa couvée, à l’affut du moindre potin qui pourrait lui donner un avantage, et cette magnifique scène de liesse après le mariage, qui clôt la saison 2, et qui apporte un peu, dans ce monde d’intrigues et de mort, de repos, de joie et de danses.


N'empêche, quel gâchis...

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le 3 juin 2018

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Kogepan

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