Breaking Bad
8.6
Breaking Bad

Série AMC (2008)

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Avertissement : ceci est plutôt un genre de billet rassemblant des pensées éparses sur le genre sériel de manière générale qu'une critique à proprement parler de Breaking Bad. D'autres s'en sont bien mieux chargés. Spoilers à foison, cela va sans dire.

Constat n°1 : je ne suis pas de mon époque. En tout cas pour les séries. J'ai cumulé un certain retard en la matière, alors même que l'on vante la série comme le grand passeur d'histoire de notre temps, comme la nouvelle référence en matière d'expression par l'image animée, comme ayant dépassé et ringardisé le cinéma, mon médium de prédilection jusqu'à présent. J'ai donc activement entrepris depuis plusieurs années de me « rattraper », ou tout du moins d'aller voir ce que valaient vraiment ces séries. C'est dans cette optique que j'ai regardé Les Soprano, et c'est dans ce sens qu'en tant que meilleure expérience sérielle je lui avais attribué la note de 10. À l'opposé, j'avais trouvé fort médiocre une autre série encensée à outrance, Fargo, mais passons.

Je me suis donc naturellement orienté vers Breaking Bad. 8,6 sur Senscritique, 8,6 aussi chez mes éclaireurs*, 87 Emmy Awards, elle a fait jouir tout le gratin de la critique, les Télérama, Inrocks, etc., pendant 5 ans, caracole en tête de tous les classements que vous voulez, et en premier lieu sur ce site. Bref, presque unanimement considérée comme une des meilleures séries de tous les temps : c'était assez logique de l'inclure à ma « quête ». Cependant, à côté de toutes ces éloges, une discordance était venue influencer l'image que j'avais de la série : la critique de ce cher Fry3000, depuis judicieusement renommé « Wykydtron IV » (que Dieu l'ait en sa très sainte garde). En fait c'est une critique que j'avais commenté pour la blague (on se r'fait pas) dès sa publication et depuis je reçois des notifs à chaque fois que quelqu'un la commente ; les reproches assez débiles et toujours répétés des fanboys d'Heisenberg m'ont fait par contrecoup acquérir une certaine sympathie pour le point de vue défendu par Fry. En gros, ce fieffé coquin n'a pas vu la série jusqu'au bout, parce qu'il trouvait le rythme de certains épisodes (tous?) trop lent, et lui a mis 4. Et ce qui énerve les heisenbergistas c'est que la série ne pourrait être jugée que dans son entièreté, ayant été conçue comme un Tout, indivisible. Si je prends le temps de détailler tout ça c'est que, ben déjà c'est un billet à l'arrache donc je m'en branle, et aussi parce que ces points très précis sont au cœur du problème qui m'occupe ; à savoir, en gros, juger de la maturité artistique des séries au travers de leurs plus illustres représentants.

Le principal reproche que je faisais aux Soprano était d'être encore trop dans la « vieille » logique sérielle, épisode par épisode, saison après saison, même si bien entendu des arcs s'étendaient bien au-delà. Y avait toujours ce côté contractuel de « y aura tant d'épisodes et ils raconteront chacun une (souvient plusieurs) histoire(s) ». Ce qui inévitablement débouche sur le péché originel de tout feuilleton : l'épisode de remplissage (ex. « Indiens contre italiens », S4E3, le titre est assez parlant…)

À mon sens Breaking Bad évite cet écueil, précisément car elle a été pensée comme un Tout, mais elle saute à pieds-joints dans autre chose : ces moments où l'intrigue est inexplicablement lente. Et j'y vois moins une erreur d'écriture qu'une volonté, consciente, de ralentir la progression de l'histoire. Car c'est le contrat que c'est fixé dès le départ Vince Gilligan : montrer la lente dérive d'un père de famille et de ses proches. Il nous faut donc quelque chose de lent, pour qu'on ait bien le temps de voir les personnages évoluer. Mais le vouloir est-ce le pouvoir ? Sur cet aspect de lenteur, ça ne marche qu'à moitié, je trouve : c'est souvent lent pour être lent, pour temporiser à outrance, pour pas que ça aille trop vite, pour qu'on ait le temps de le voir, mais sans pour autant qu'il y ait toujours quelque chose à voir. C'est donc non seulement intrinsèquement lié au style de la série (et sur ces bases Fry avait donc raison d'arrêter de la regarder, bravo à lui!) mais aussi un genre de posture.

Après, au-delà de cette vision par épisode, l'évolution des personnages sur le temps long reste plutôt une réussite, je trouve. Walter White en premier lieu, bien entendu. Mais, comme on l'a dit, c'est simplement le contrat initial qui est rempli, c'est la prémisse de la série. L'évolution des personnages secondaires (enfin surtout Hank à vrai dire) est plus intéressante. Et je trouve que pour diluer l'évolution de WW, on joue beaucoup sur un côté un peu binaire dans le personnage (ce petit mouvement de la tête et son visage qui devient soudainement sérieux et résolu, gimmick à part entière) : plutôt qu'une évolution linéaire, forcément imperceptible, on a une variation de deux visages, l'un remplaçant progressivement l'autre au fur et à mesure de leurs boucles. Je sais pas si c'est un mal en soi, c'est peut-être même plus réaliste à vrai dire. Mais c'est surtout plus simple.

Sur la gestion du temps long de manière générale, je trouve Les Soprano un peu meilleurs, même si leurs personnages évoluent beaucoup moins (leur évolution est en fait principalement celle du temps qui passe, ils vieillissent (la sénescence est d'ailleurs un sous-thème de la série)). Quelque chose d'un peu anecdotique, mais qui me tient à cœur (que ce soit dans les romans ou dans les films), la succession saisonnière, semble ici absolument foutraque : la saison 1 commence autour de l'anniversaire de Walter, et ça semble être l'été. Les deux années suivantes, son anniversaire est en hiver ! Wikipédia m'apprend à la seconde qu'il serait né (et mort) un 7 septembre : autant je veux bien croire que la météo de septembre soit variable au Nouveau-Mexique, qu'il puisse faire chaud une année et frisquet la suivante, c'est à la fois le désert et la montagne, autant jusqu'à preuve du contraire le New Hampshire n'est pas l'Antarctique et on aurait un peu de mal à y trouver de la neige en cette saison ! L'ensemble de la série est censé se dérouler sur grosso modo un an (deux si on compte l'ellipse) et je trouve ça très difficilement crédible, en terme de dynamiques des relations, en terme d'établissement d'une réputation internationale (!) de fabriquant de drogue, et puis en termes de déroulé des péripéties quoi, surtout si l'on doit en soustraire les deux périodes de plusieurs semaines/mois où le récit s'accélère (la fin de la saison 2, le milieu de la saison 5).

Ces points me paraissent essentiels, car c'est là-dessus qu'à mon sens les séries peuvent mettre à la misère au cinéma : l'évolution des personnages, le passage du temps, choses somme toute assez difficiles à bien développer en deux heures à tout casser. Les deux séries citées utilisent bien cet avantage, mais peut-être pas encore à tout son potentiel. Et surtout son potentiel artistique.

Car Breaking Bad reste pour moi avant tout du divertissement. Et du divertissement qui envoie du pâté, y a pas à dire. En tant que produit télévisuel, ça en jette. C'est bien écrit, c'est excellemment joué, c'est trépidant. Et en plus elle le réussit en bonne intelligence, sans jamais vraiment utiliser le cliffhanger ou d'autres putasseries de ce genre (à la limite les séquences pré-génériques, surtout celles de la saison 2). Malgré les problèmes de lenteur (et encore, ce qui m'y dérange, c'est l'aspect posture, pas la lenteur même), elle est passionnante de bout en bout, elle se repose jamais sur ses acquis et propose des enjeux, des personnages et des arcs nouveaux à chaque saison, tout en construisant (une fois encore) un Tout cohérent, solide. Autre point très important, surtout pour moi qui « vient » du cinéma, la réalisation. Même si certains effets de style relèvent du gimmick (la caméra qui suit Jesse accrochée de manière insolite à un objet), elle est quand même de très haut niveau pour de la télé. Ça m'exaspère souvent quand c'est mal filmé, mal éclairé. Là-dessus Les Soprano étaient très forts aussi, peut-être même plus sur l'ensemble de la série (dès le pilote), mais Breaking Bad progresse énormément au fil des saisons, et la 5 est complétement bluffante. Mais bon, ça reste avant tout un divertissement, et en ce sens elle verse à plusieurs reprises dans l'over-the-top (l'accident d'avion, la mort de Gus digne d'un film d'action de Bollywood, plusieurs moments franchement ridicules). Aussi, je trouve que pour une série qui se vante d'avoir été pensée dès le départ, on a souvent le droit à des explications, ou des révélations, qui ne tiennent pas des masses debout a posteriori : Gale était le chimiste prévu par Gus dès le départ, voire à deux doigts de commencer à être cuisinier en chef avant l'arrivée de Walt, il avait même touché la bourse machin-chouette de Gus dans sa jeunesse précisément pour en arriver à ce poste maintenant… Ok, pourquoi pas, mais c'est pas comme ça qu'on nous a présenté le personnage à l'époque, ça n'était censé être qu'un assistant et le labo était encore en train d'être monté, et Walt l'a fait virer en 0,5s d'argumentation… De même l'histoire de l'empoisonnement de Brook par Walt, parce qu'il savait qu'il pourrait retourner Jesse à temps : quel pari débile ! C'est ça le génie du mal ? Surtout que ce point s'avère crucial pour le dénouement final. Je suis d'accord, dans les fictions, les génies font souvent ce genre de montages qui s'avèrent géniaux que parce qu'ils ont réussi grâce à une suite imperturbable de hasards, mais on pourrait attendre mieux du « meilleur » représentant du médium qui est censé être au-dessus du cinéma.

Sur l'aspect moral, y a beaucoup de choses questionnables, ou plutôt on n'offre pas de vraie vision. C'est un peu comme l'aspect artistique, j'ai l'impression qu'on a voulu mettre à profit les lacunes des séries pour faire un très bon divertissement (et il l'est!), très intelligent et bien pensé (il l'est), pour épater la critique tout en choyant le public, bref, casser la baraque et arriver n°1 dans un domaine où y avait largement la place pour l'être en faisant simplement les choses très bien. Mais qu'est-ce que Vince Gilligan a cherché à exprimer, concrètement ? Quelle vision a-t-il, s'il en a une, quel artiste est-il, s'il en est un ? De vision morale, je crois bien en déceler une (dénoncer le système médical ridicule des USA (en tout cas pour la saison 1), montrer la descente aux enfers d'un homme, et montrer comment un quidam confronté à des pulsions de mort et un sentiment de toute-puissance finit par devenir un pervers narcissique doublé d'un psychopathe), mais elle est gâtée sur le plan esthétique par l'aspect divertissement. Je m'explique.

Les travellings sont affaire de morale. C'est là une chose arrêtée depuis longtemps. Quand le showrunner et son réalisateur du jour décident de faire une scène cool, une scène stylée, une scène où Walter est badass, comment est-ce qu'on peut vraiment réprouver ses actions ? Si le scénario martyrise Walter à outrance, et le punit exemplairement en l'envoyant au 7ème cercle de l'enfer (le New Hampshire donc), la mise-en-scène, elle, fait constamment le contraire. Exemple typique : la fameuse scène du « I am the one who knocks ». Dans cette scène, Walter dévoile sans le vouloir son nouveau visage, celui d'un mégalomane sanguinaire, en sous-entendant à Skyler que c'est lui qui a tué Gale. C'est dramatique, et surtout c'est de cette scène que découle tout le comportement de Skyler par la suite (2 saisons). Mais, de part le jeu de Bryan Cranston, de part le rythme des phrases, de part le montage, de part le découpage (plan plus serré), on arrive à un truc badass. Et les spectateurs ne s'y sont pas trompés, ils en ont fait une des répliques les plus mythiques du show (avec le « Say my name », dont j'aurais aussi pu parler, dans la même veine). Et du coup, je caricature un peu, mais on en arrive à se dire « ahlala, ce Walter, quel homme ! » et inévitablement le comportement futur de Skyler paraîtra excessif. C'est sans aucun doute sur cet aspect moral que Les Soprano sont bien supérieurs. Je dirais même que c'est leur grande force, et le contraste avec Breaking Bad est d'autant plus grand que les deux partent d'un pari identique : nous mettre à la place d'un criminel sociopathe. Mais la manière est très différente. Tony Soprano (ou qui que ce soit d'autre dans la série) n'est jamais présenté sous un jour particulièrement flatteur : il est ce qu'il est, certainement pas un génie comme Walt, au contraire plutôt un beauf, pas forcément malin mais relativement intelligent, violent, manipulateur, mais aussi drôle… On nous présente son point de vue, mais aussi celui de tous les personnages principaux, honnêtement, en clarté. À nous de voir à qui on décide d'accorder notre empathie. Et à la fin de la série, on peut se rendre compte qu'on a été manipulé, nous aussi, par un beau salaud. Mais pas par la série. Grossièrement, Les Soprano nous montrent des humains dans des inhumains, tandis que Breaking Bad nous montre un inhumain en surhomme. On comprend bien ce que ça a de problématique.

Pour résumer, je dirais que Breaking Bad est un produit plus mature en tant que série. C'est une œuvre complète, finie, pensée de bout en bout, rien ne déborde, là où Les Soprano auraient pu faire 2 ou 12 saisons (même si la dernière est pensée pour bien clore l'histoire). Mais Les Soprano restent sûrement une œuvre plus mature, avec une vision morale (esthético-morale pour être précis) nettement plus aboutie. Toujours est-il qu'aucune des deux n'offre réellement de vision artistique, de vision d'auteur. Alors on peut se demander si le concept même d'auteur est pertinent pour les séries ? Pour moi oui, c'est le showrunner, et Vince Gilligan et David Chase nous le prouvent bien avec les deux suscitées. Mais une série d'auteur peut-elle exister ? Peut-être. Toujours dans le cadre de cette quête à la con, je regarde aussi (de manière très éclatée) Twin Peaks et je crois justement qu'elle a certains arguments en la matière. Alors j'en ai pas encore parlé ici, principalement parce que j'attends d'avoir fini la saison 3 pour en juger (c'est en cours) ; mais disons qu'elle est encore bien bien plus engoncée dans la « vieille » logique sérielle, mais que c'est revendiqué, et même exploité, avec un certain aspect de « parodie sérieuse » cher à Lynch qu'on retrouve dans Sailor et Lula ou bien Mulholland Drive. L'idée étant de pousser à l'extrême un système, de le dérégler, pour en faire surgir le surréalisme ; et c'est en cela que ça pourrait être un bon exemple de série avec une vision artistique/d'auteur. Sauf que la série a beaucoup d'autres défauts et a connu pas mal de désagréments qui poussent à se demander si l'expérience était vraiment une réussite. D'où mon attente quant à la saison 3, réalisée les mains libres, et mon absence d'avis tranché d'ici là.

Mais même en considérant Twin Peaks, à quand une série qui exploite réellement son potentiel artistique, qui exploite vraiment le temps long pour nous offrir à voir une évolution subtile, un portrait fouillé, quelque chose de complètement mature ? Alors, je pourrais commencer à considérer que les séries ont égalé le cinéma. En attendant, les suggestions sont ouvertes. Dans le spectre des séries à succès qui me restent à voir, j'ai bien un espoir pour The Wire, mais dans la pratique je ne sais pas trop où et comment le voir. Et sinon, j'ai peur de devoir revenir 50 ans en arrière, en allant chercher chez Bergman, et sa version série de Scènes de la vie conjugale, cette maturité introuvée ailleurs…

La note : 7,5. J'arrondis au supérieur parce que je ne peux décemment pas lui mettre la même note que plein de séries plutôt bofs à qui j'ai mis 7 et je vais pas renoter toutes ces séries pour ça (j'ai mis 7 à Dr.House ? 8 à Luther ?? mais je fumais quoi à l'époque ?).

La note bonus : je retranche 1 point aux Soprano. À l'époque j'avais déjà hésité entre le 9 et le 10 ; finalement un 9 comme note maximale pour une série (hors humour) me paraît une bonne solution, pour marquer mon insatisfaction envers les séries de manière générale.

* devant ce signe du ciel, je m'empresse d'en ouvrir une et de me la siffler sur un trottoir.

LeRossignol
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le 26 déc. 2022

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