Une comète est tombée sur le rap francophone.

Le 11 septembre 2020, Issa Lorenzo Diakhaté, plus connu sous le nom de Freeze Corleone, propulse une comète embrasée sur le rap francophone qui, plus d'un an plus tard, ne s'en est toujours pas remis. Ce météore, identifié sous le nom de LMF (abréviation de La Menace fantôme), est le dernier album de Freeze, et a permis à ce dernier de s'assoir confortablement au sommet du rap FR, car si celui qu'on nomme intimement le professeur Chen a attiré les foudres de maintes associations avec des propos souvent très borderline, il a surtout attiré l'attention de ses auditeurs et observateurs, tous ébahis par sa performance. Et si LMF a marqué les esprits, c'est aussi grâce à son introduction, Freeze Raël, l'un des morceaux les plus puissants que je n'ai jamais entendus, et pour moi le meilleur morceau de rap francophone de ce début de décennie.


Freeze Raël est produit par Flem, qui a d'ailleurs produit ou co-produit 14 des 17 morceaux de l'album (ce qui peut expliquer l'unité et la cohérence artistique de ce dernier). L'instru commence tranquillement. Très, trop tranquillement. Les secondes passent, par dizaines, par vingtaines, mais le protagoniste est toujours tapi dans l'ombre. En faisant attendre à ce point son auditeur, il le met sous tension, et lui fait comprendre que quelque chose de terrible est sur le point de se passer. Et après une longue minute de pure instru', Freeze Corleone débarque violemment sur le morceau, accompagné d'une basse surpuissante. Cette énorme basse, ultra saturée, presque grésillante, va se répéter tout au long du morceau et lui donner tout son impact. Freeze ouvre alors les hostilités avec une première punchline énorme et parfaitement synchronisée à la basse :



Freeze Raël, sur la prod', kicke comme Israel, fuck ces nègres comme Israël



Cette punchline est caractéristique de Freeze Corleone. D'abord, le rappeur est reconnu pour jouer avec les sonorités et notamment pour son utilisation récurrente d'homophonies en fin de phrase (ici, il joue avec le son IS(Z)-RA-EL). Quant au sens de la punchline, c'est du Freeze tout craché. Dès les deux tout premiers mots de son album, qui sont aussi le titre de son introduction, il se compare à Raël, le gourou du mouvement raëlien, un mouvement sectaire qui prétend que la vie sur Terre et les grandes religions ont été créées par des extraterrestres. En deux mots, il nous plonge dans son univers caractéristique, un monde sombre marqué par les théories du complot, un monde dont il a toujours été un grand fervent et que l'on retrouve une nouvelle fois tout au long de LMF (le fait que cet album soit sorti un 11 septembre n'est peut-être pas dû au hasard). Freeze affirme ensuite qu'il « kicke comme Israel », jeu de mots entre le fait de kicker (rapper, souvent rapidement) et le puissant kick (coup de pied) d'Israel Adesanya, figure du MMA. Il termine enfin sa punchline avec « fuck ces nègres comme Israël », évoquant la discrimination des noirs en Israël et la comparant à son mépris envers certains « nègres ». Attention, comme toujours chez Freeze Corleone, il ne s'agit pas de racisme délibéré (lui-même étant noir de peau, d'origine sénégalaise et vivant au Sénégal) et le propos est à prendre avec des pincettes : il utilise « fuck ces nègres » de la même manière que les américains utilisent le mot « niggas » dans le rap US, un mot renvoyant aux ennemis ou aux concurrents. Cette interprétation est d'autant plus légitime que Freeze Corleone s'inspire énormément du rap US (tout comme du rap UK) et y fait très souvent référence dans ses projets. Il ne s'agit donc pas de racisme délibéré ici, mais vraisemblablement d'un défi lancé par le professeur Chen à sa concurrence.


Cette première punchline annonce la couleur. À l'image de l'album, Freeze Raël est un condensé de ce qui constitue la patte Freeze Corleone : au-delà de sa plume sans filtre marquée par de nombreuses provocations (dont je ne me délecterai jamais assez en tant qu'adepte de la dérision et du second degré peu concerné par le politiquement correct), j'ai aussi pu relever un nombre incalculable de références. Et encore, je pense n'en avoir compris que la moitié, et je demande aux auditeurs plus avertis et cultivés que moi de m'arrêter si je me trompe en affirmant qu'aucun rappeur francophone dans l'industrie actuelle n'égale Freeze Corleone en termes de références.


Un exemple, au pif :



J'suis giga, t'es nano, ils peuvent pas m'voir comme si j'ai l'anneau,
Swish, ça rentre sans toucher l'anneau, le lin est rose comme le gelano



Qui d'autre que Freeze Corleone pour arriver à intercaler une référence au Seigneur des Anneaux, au basket, à la lean (boisson à base de codéine) et à Dofus, dans une punchline de deux lignes introduites par des notions de mathématiques (giga et nano étant deux multiples d'unités opposés), tout en jouant à nouveau sur l'homophonie ? Bref, je ne vais pas analyser toutes les punchlines du morceau tellement elles sont riches et complexes. J'en aurais pour des heures. Je vais simplement me contenter d'affirmer que l'écriture du professeur Chen sur Freeze Raël est tout simplement une masterclass.


Et musicalement, c'est du même niveau. Là aussi, Freeze Corleone nous offre une performance de haute volée. Son flow impitoyable se marie parfaitement à la prod'. Pourtant, avec une prod' si complexe et si puissante, la tâche n'était pas des plus aisées, mais Freeze ne s'est pas laissé noyer par l'instru, au contraire : il l'a maîtrisée comme peu de rappeurs auraient su le faire.


Ce qui me choque le plus, c'est sa manière d'amplifier, d'aggraver l'impact imposé par cette prod'. Il parvient avec une aisance démesurée à intensifier le morceau par sa manière d'accompagner les basses et par ses changements de rythmes et de ton. Pour illustrer mon propos, j'ai sélectionné un passage très significatif, le plus marquant selon moi (je vous invite à mettre le son à 1:25 pour mieux comprendre) :



Sur la corniche dans les foreigns (sku, sku, sku)
Menace Fantôme pour faire saigner tes oreilles, loud pack, négro, j'ai fumé des forêts (pétasse)
J'fume des Runtz et des Gelati
Rital dans l'milieu comme Marco Verratti, gros aqua d'loud dans la Maserati (sku)
Quoi qu'il arrive, j'prends ma part, Chen Zen aka TVA
Faut qu'j'pèse comme un propriétaire de club de Liga BBVA
J'ai mes droits, j'ai mes masters, j'fume des OG, j'fume des master
Gère le business carré pour qu'on roule tous en Maybach comme des pasteurs (sku)



Bon, une fois encore l'écriture est exceptionnelle (autre exemple de l'utilisation d'homophonies), mais je voudrais surtout m'attarder sur le rythme. Freeze commence ce passage par une ligne très courte (« sur la corniche dans les foreigns »), laissant deux secondes de pause avant la ligne suivante. Deux secondes de pause en plein milieu d'une punchline, surtout dans un tel morceau, c'est long. L'auditeur est alors privé de paroles, mis en apnée, et après ces deux secondes de sursis, le mot « menace » s'écrase contre la basse, et la deuxième ligne intervient. Cette façon de prendre une pause et de faire soudainement entrer en collision la basse avec les paroles donne à ces dernières un impact énorme qui m'a bluffé. Derrière, rebelote. Une autre ligne courte (« j'fume des Runtz et des Gelati »), une petite pause, et un grand coup de boule dans la prod'.
À la ligne qui suit, la voix féminine qu'on entend en arrière-plan à plusieurs reprises depuis le début du morceau refait son apparition. Le ton monte légèrement. Freeze reprend un rythme ordinaire, sans pauses, mais avec des phrases relativement courtes qu'il ralentit sur la fin. Résultat : contrairement à la phase précédente où les basses survenaient en même temps que les phrases de Freeze démarraient, ici les basses viennent clôturer les phrases en s'écrasant sur leur dernière sonorité : le « A» de « TVA » et le « A » de « BBVA ».
Puis, Freeze augmente encore la cadence : en tendant l'oreille, on s'aperçoit que sa voix est légèrement plus aigüe et que ses phrases sont légèrement plus longues. En d'autres termes, il monte le ton, sa voix porte davantage et il pose de manière plus rapide, afin de faire monter le passage en puissance. Et cela fonctionne à merveille : on recense de mon côté un léger hérissement de poils à chaque écoute de ce passage.
Vous noterez d'ailleurs que, à la fin de ce dernier, la voix de fond, les beats et les basses disparaissent, afin de faire redescendre la température. Mais ne vous y méprenez pas : elle va vite remonter. Et elle sera à son paroxysme lorsque le professeur fera exploser son flow lors du dernier couplet.


Je pourrais continuer à piocher dans cette mine d'or qu'est Freeze Raël pour allonger mon analyse, mais je vais m'éviter une nouvelle tendinite. Je vais simplement me contenter de conclure de la manière suivante : Freeze Corleone a définitivement marqué de son empreinte le rap francophone. LMF est un très grand album. Il sera sûrement un classique, tout comme son introduction. Pour ma part, Freeze Raël m'a tellement bouleversé que je ne peux plus écouter le rap francophone avec la même oreille, et les morceaux qui peuvent en dire autant se comptent sur les doigts de la main. Je suis donc formel : c'est un 10/10 pour Freeze Raël.

Raymus
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le 14 janv. 2022

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