« M. Céline scandalise.A ceci rien à dire,puisque Dieu l'a visiblement fait pour ça.»Bernanos

Critique rédigée en licence de lettres. Mal écrite, longue, mais rythmée par des infos/réflexions tirées du cours et d'ouvrages critiques. Peut servir pour un étudiant de lettres comme "base".


Aujourd'hui, j'ai sorti de mon sac le Voyage au bout de la nuit , sur lequel y avaient quelques gouttes d'encre bleues et bien rondes. Je l'avais terminé quelques jours plus tôt, il était temps de le ranger dans la bibliothèque..


C'est un vieux livre qui date, les pages sont jaunies, et sur la couverture, au fusain glacé, on peut voir la silhouette d'un homme échevelé.


Ce livre sent la tempête, le froid et le vieux. Je l'ai serré contre moi, j'ai posé ma joue contre le papier, ses lignes et me suis recroquevillée dans le petit lit les yeux rivés sur le plafond. J'ai eu soudain envie d'en parler, comme peut être Ronsard s'était inspiré devant la fleur et sa rosée. « Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. »


Aborder le Voyage au bout de La nuit de Louis Ferdinand Céline c'est ...délicat. On ne niera pas qu'il s'agit d'un livre d'une richesse et d'une intelligence incroyables, car ce n'est pas ça le problème, c'est plutôt le bonhomme qui l'a écrit.


Accusé d'antisémitisme, auteur de pamphlets nazis, ce mec là c'est pas le meilleur de tout le monde, vous en conviendrez. Puis, l'autre difficulté, c'est moi, la lectrice qui doit rendre compte de ces qualités sans même être sûre d'en avoir tout pipé. Déjà, c'est un monsieur qui fait un peu peur ou en mieux dit qui dérange, car comme tout génie qui se respecte, je songe notamment à Antonin Artaud, l'esprit dérangé de ce monsieur s'allie à une obsession du dire et du langage particulière. Quand on écoute ou quand on lit cet auteur, on est face à un parler presque bipolaire, allant du prosaïque vulgaire des rues au classieux langage soutenu. Et, dans ces eaux opaques où se mêlent toutes les algues et tous les radeaux, surgit péremptoire une phrase, un aphorisme, absolument déconcertant de vérité, qui n'admet pas d'inversion. C'est noueux, vif, balayé, violent, parfois glacé, souvent incisif. Ses souvenirs sont comme des ressacs, ils reviennent toujours plus puissants, entêtants, traumatisés.


Le Voyage au bout de la nuit, enfin, c'est un livre avec un « je », un presque anti-héros veule et pessimiste nommé Bardamu qui raconte son expérience de la première guerre mondiale, du colonialisme et de son voyage aux Etats Unis. Le voyage au bout de la nuit c'est donc bien sûr un voyage de l'Espace puisque Bardamu le héros traverse trois continents : l'Europe, l'Afrique puis les Amériques. On voit du pays dans ce roman, et toute une époque. Mais c'est aussi un voyage introspectif, dans le cœur des hommes, sources d'une réflexion sur la psychologie humaine ou plutôt sur l'impuissance humaine, qui déplie un rouleau morose dans lequel on lit que le destin des hommes est déjà tout écrit selon qu'ils sont nés ici ou là, de cette façon ou d'une autre. Nous autres, bouts de matière et de pensées, nous sommes d'après Céline, par tout et par rien déterminés à être et à vivre.


Bardamu part dans les tranchées « comme ça » sur un coup de tête, en voyant passer un régiment dans la rue. C'est un grand passif que la vie détermine, noue, condamne. Car on nous le montre ! La scène qui précède ce départ traite d'un dialogue entre Bardamu et son ami Arthur dans lequel les deux protagonistes s'interrogent sur l'actualité politique (la guerre) et leur condition sociale. La guerre est incarnée par le biais de ces chants nationalistes, de cette marche « au pas », omniprésente qui oblige tout homme à y songer. Les personnages sont donc conditionnés à réfléchir, à avoir la curiosité de s'y intéresser voire pour un jeune homme d'y trouver un caractère héroïque. ( Lien possible: le livre « A l'Ouest rien de nouveau » de Erich Marie Remarque)


Bardamu est en effet comme il le dit « bien documenté ». De là, naît une impression de fatalité, de déterminisme qui ne quittera plus du tout l'ensemble de l'œuvre. Bardamu est voué à faire comme les autres. En effet, sa condition sociale appelée « Reine Misère » le détermine encore à n'être rien, qu'un tout petit pion en bas de l'échelle sociale. Reine Misère règne sur sa vie, le domine. L'idée de la guerre parait être un échappatoire à cette misère : « Gueulez vive la Patrie! Celui qui gueulera le plus fort aura la médaille et la dragée du bon Jésus ». Dès le début du roman donc, la guerre était inévitable pour Bardamu et tous les hommes comme lui. Mais c'est dans la guerre elle-même que le sort de Bardamu va prendre un trait universel, commun. Durant la guerre, le narrateur observe l'ambigüité des rapports humains dans la guerre, ou comment l'homme se résume à l'instinct primitif. Si l'on plante le décor d'une première guerre mondiale ainsi que dans les films ou les images de guerre, il y a deux camps: les français et les allemands. Mais ce que veut montrer Céline, c'est qu'au fond, les guerres « justes » ne sont qu'un prétexte à la voracité maladive de l'homme, et à ses bas penchants, menant sur la réalité du terrain de guerre à un « chacun pour soi ».
La guerre est le moyen de tuer sans encourir de blâme, les foudres de la justice. « Qui aurait pu prévoir, avant d'entrer vraiment en guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes? Le meurtre commun vers le feu. Cela venait des profondeurs. » ; « La passion homicide des mêmes en la guerre venue ». Toute l'indifférence, l'ignominie que peut observer Bardamu, il la définira comme « Vacherie ». Ainsi il pense que nous consentons à participer à la guerre parce que cela vient d'un désir instinctif de mort enfoui en nous, instinctif. Nous souhaitons y aller au fond de nous, ce n'est pas une obligation ou un devoir mais un plaisir. Il dénonce cet attrait de l'homme en le comparant à l'animal, figure de satire.


L'homme semble face à la mort, l'absurde, agir par intérêt, par égoïsme. (Ne dit on pas d'ailleurs être un monstre d'égoïsme? ) Au début, timorés, les soldats vont essayer de survivre en gardant dans le coin de leur baïonnette un soupçon de moral mais très vite, on verra des soldats piller des cadavres, lutter pour de la nourriture, désobéir aux ordres, voire déserter ou s'arranger avec l'ennemi. « La grande fatigue de l'existence humaine n'est peut être en somme que cet énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c'est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d'avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous homme claudicant qu'on nous a donné . » Bardamu lui-même ayant fait la connaissance d'un compagnon de guerre Robinson, essaiera de se faire faire prisonnier des allemands afin d'avoir une chance de quitter les champs de bataille. Cependant, encore une fois leur destin leur échappe, arrivés dans la commune où doit débarquer l'armée allemande, le Maire leur demande de quitter les lieux afin de ne pas causer d'ennuis. Robinson et Bardamu vont donc devoir retourner à la guerre, vaincus d'une nouvelle désillusion.


Le déterminisme au sein de la guerre est aussi visible par le lien que le héros entretient avec sa mère qui elle, voit la guerre comme « un chagrin nouveau » parallèle avec sa vie de petite gens pauvre qui n'a que les sorties en ville pour distraction. Il dit que sa mère croit en la fatalité, et qu'elle accepterait leur mort « à nous les viandes destinées aux sacrifices (...) les jeux étaient faits »
Les pauvres étaient faits pour être des soldats. Et, à vies semblables, destins semblables: la jeunesse de 1914/1918 était destinée à connaître la guerre et la mort.


La particularité de Céline, ou de Louis Ferdinand Destouches est qu'avant d'avoir été écrivain, il était médecin. Cet aspect de sa personnalité va beaucoup influencer sa conception de l'être humain, dépendant selon lui de son corps avant tout. Le roman « Voyage au bout de la nuit » est imprégné du vocabulaire médical et de maladies, de fièvres, de blessures. Ici encore Céline tend à nous montrer que nous sommes déterminés par les facultés de notre corps, ses possibilités et que celles-ci influent sur notre comportement. La faim par exemple va mener comme nous le disions les soldats à voler ou se battre. En Afrique, la fièvre va clouer Bardamu au lit, l'empêchant de faire quoi que ce soit. C'est ainsi qu'il va être transporté, par des autochtones jusqu'à la galère qui le mènera en Amérique. Par son incapacité, il va devenir leur esclave, puisqu'il est « vendu ». (hallucination ou vérité, la maladie trouble l'esprit et déforme les réalités du monde) Bardamu observe en Amérique une chose bien curieuse fait de société, c'est que les toilettes se situent sous terre, et qu'elles sont le lieu de discussions entre hommes, politiques ou badines. Cet aspect quasi sociologique, choque assez Bardamu qui ne comprend pas comment un tel lieu peut prêter à ces discussions. Ce n'est pas habituel en France. Culturellement donc, l'environnement nous détermine. Lorsqu'il retrouve Lola en Amérique après leur rupture en France, qu'il est venu chercher pour lui demander de l'argent, Bardamu se rend compte des changements physiques qui se sont opérés sur Lola par le temps, et prend conscience de sa déliquescence, de la fuite du temps. Durant tout le roman, Céline note l'âge du héro ainsi que ses changements physiques : rides, humeurs, couleurs. « Chacun pleure à sa façon le temps qui passe. » A la fin du roman enfin, Robinson l'ami qu'il a rencontré à la guerre va devenir aveugle à cause d'un incident. L'ami va devenir alors une charge pour Bardamu qui le confie aux sœurs. Là bas Robinson va rencontrer la jolie Madelon qui tombera amoureuse de lui et qui deviendra à la fois la garde malade et la fiancée de Robinson. Quand celui-ci aura guérit de sa cécité, il ira rejoindre Bardamu en quittant avec mépris la jeune fille, de qui à présent, il ne se sent plus redevable. La suppression de l'handicap va alors révéler en somme ses véritables intentions et personnalité.


Il s'agit d'observations de la nature humaine proprement cyniques. « L'âme c'est la vanité ou le plaisir du corps tant qu'il bien portant mais aussi l'envie d'en sortir quand il est malade ».
Chaque lieu géographique comportera durant le voyage de Bardamu des caractéristiques si précises qu'elles en deviennent des facteurs importants quant au récit et au destin du personnage. Les lieux peuvent être à la fois « synonyme de », ou « symbole de », et associent à leur propre caractère, un caractère humain. Cette idée philosophique a été élaborée par Oscar Wilde, qui disait que ce n'était pas forcément la nature ou les lieux réels qui agitaient notre imagination, mais que notre âme, par nos références, nos connotations rendent le réel imaginaire et connoté. Oscar Wilde donnait en exemple les cieux londoniens, qu'il croyait être parfois l'œuvre de Turner. Ainsi notre vécu a une influence, un déterminisme sur notre conception des lieux, ou des personnages d'où les archétypes mais les lieux sont aussi en eux même porteurs de fatalité. L'espace Célinien est clos, cyclique allégoriquement semblable au sort des personnages. Bardamu part de France pour y revenir, errant, comme il errait sur le champ de bataille. Ainsi par exemple, la première scène démarre sur la plage Clichy, lieu fermé et rond. En Amérique, ses différents déboires feront tourner Bardamu en rond géographiquement et métaphoriquement.


L'Afrique brûlante, sauvage, végétale entrainera Bardamu dans la fièvre et l'immobilisme, le bateau qu'il l'y emmènera sera symbole de geôle, les champs de bataille synonyme de mort, la beauté de Lola de fascination. Ces rapports aux choses et aux lieux, à la fois familiers et lointains sont tout à la fois connus de Bardamu et du lecteur et nous déterminent à penser le lieu d'abord par préjugé, puis sous le regard de Bardamu. De plus Céline met en avant cette idée que l'homme ne peut se supporter tout seul, car il serait alors face à la vérité, au néant, ainsi que la pensée pascalienne le décrétait. Que ce soient dans les toilettes aux Amériques, en guerre où tout le monde se regroupe, les quartiers, les villes, Céline montre que nous nous obligeons à garder un rapport avec autrui, ce qui forme la société. Que la société résulte finalement que de notre incapacité à vivre sans ressources humaines, et que nos destins sont déterminés par ce désir de « groupe ».


« Il y a un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. C'est le bout du monde, le chagrin lui-même, le vôtre, ne vous répond plus rien et faut revenir en arrière alors, parmi les hommes, n'importe lesquels. On est pas difficile dans ces moments là, car même pour pleurer il faut retourner où tout recommence, il faut revenir avec eux. » ou « Etre seul c'est s'entrainer à la mort » et « Le tout c'est qu'on s'explique dans la vie. A deux on y arrive mieux que tout seul . »


Le voyage au bout de la nuit, c'est aussi des conquêtes et échecs amoureux. Bardamu va être confronté à deux grandes défaites amoureuses incarnées en les personnes de Lola et MuSYne. Lola est elle aussi l'un des éléments déterminants de la vie de Bardamu. Il dira d'ailleurs « à cause d'elle , je suis devenu curieux des Etats Unis ». On dirait qu'il s'agit d'un prolepse quant à la suite du roman, voire du destin de Bardamu. Elle semble aussi formatée par la propagande, poussée à s'imager plein de choses sur la guerre et l'héroïsme. Et c'est déjà là que la désillusion de Bardamu est palpable, car déjà se trouve un fossé entre eux. Mais comme il ne parvient pas à vaincre sa passion, il va se mettre à mentir pour lui plaire en lui lançant plein de discours en faveur de la guerre. C'est l'amour qui le pousse à agir de la sorte, à porter un masque. Ce paradoxe mène à une conception plutôt commune de l'amour selon laquelle il rendrait aveugle, serait illusoire du fait que pour être aimé nous ne puissions être nous même.


Musyne a la particularité de ne plus être une jeune fille quand Bardamu la rencontre et c'est pour cela que selon lui elle ne peut plus lui échapper. Car l'âge, sous entend il, pour une femme entraîne une perte de valeur si grande qu'elle ne peut être soumise qu'a ceux qui veulent bien d'elle. Mais Bardamu est pauvre, sans avenir (on en revient à la situation sociale) et c'est pourquoi elle va le quitter pour un argentin riche. Elle voulait s'en sortir, opportuniste et va tenter de convaincre Bardamu de retourner à la guerre puisqu'elle le dit, elle l'attendra. L'expérience qu'il va faire de la guerre va le traumatiser si bien que c'est à cause de cela qu'il va perdre l'amour de ces deux femme. Son traumatisme va le mener à mal dormir, à ne plus affronter les discussions de la guerre, à perdre l'esprit.


Un autre rapport vis-à-vis de l'amour est observé par Céline, celui de l'amour dit commercial. Madame Hérotte en effet, va mêler commerce et sexualité auprès des jeunes soldats pour mener à bien sa boutique. Bardamu dira que c'est propre à la guerre, qu'elle est « comme d'autres ». Déterminisme vital encore une fois? Simple avidité? Plaisirs vicieux? Dans tous les cas, l'homme agit selon ce même précepte que l'on est poursuivi en permanence par notre propre condition humaine.


Il y a aussi le mythe de la femme noire « nègre » en Afrique, qui est selon Céline une femme faite pour être aimée charnellement. Céline décrit chez toutes ces femmes, comme une seule, un caractère docile, sensuel, bestial, symbole ancien de la pure féminité, celle que l'on peut toujours posséder sans en souffrir.
Nous pouvons aussi remarquer ce passage au cœur du Voyage au bout de la nuit, dans lequel une jeune fille « du cinquième » doit avorter. Bardamu est alors un médecin avec une mauvaise réputation (il ne fait pas payer) qui est appelé par sa famille pour ôter tout scandale et cela à n'importe quel prix. La femme est à la fois victime de son corps et de sa féminité. Elle doit etre objet de désir et de société. L'honneur d'une jeune fille de bonne famille vaut mieux que sa propre vie, ainsi est déterminé son destin.
La sexualité est partout dans l'œuvre, il dira même que « tout revient à ça », « une histoire de fesse en somme ». L'homme est donc dépendant de ses pulsions, ses besoins. Il ne semble pas s'élever au-delà de la bête. « L'amour c'est l'infini à la portée des caniches ». Céline a une idée fortement cynique des sentiments, toujours conduits, précipités par des désirs corporels. L'élévation amoureuse n'existe semble t il que pour combler ces manques, justifier ces besoins, rendre culturel le désir animal.
L'argent chez Céline est aussi l'un des instruments qui détermine nos existences, sur plusieurs plans. Il va de pair avec la servitude. Tantôt il conduit Bardamu à la guerre, le réduit à néant aux Amériques, corrompt l'esprit avec l'histoire de Madame Hérotte ou la jeune fille du 5ème , rend l'homme simple objet en Afrique, et docile à la société, au travail, et aux autres. Nous sommes éconduits par cette nécessité de l'argent et par notre avarice qui nous pousse à la bassesse et la désillusion.


Cette servitude est incarnée par Lola en Amérique, à qui il demande de l'argent. La pauvreté le mène à mentir, à courber l'échine et perdre sa dignité d'homme. L'argent rappelle alors la faim durant la guerre. Cette notion de dignité alliée à l'argent se retrouve aussi à son retour en France en tant que médecin lorsqu'on le considère comme marginal du fait qu'il ne fait pas payer les plus pauvres. On ne considère pas d'un point de vue humain et culturel celui qui se refuse à l'argent ou n'en tient pas compte. L'argent est comme un masque que l'on doit tenir en toutes circonstances, nous obligeant à obtenir un travail, une situation, et nous mène à un destin réglé. En outre, lorsqu'au début du roman Bardamu semble se satisfaire de sa situation de pauvre, il est quitté par Musyne qui désire grimper dans l'échelle sociale. L'argent tout comme la sexualité sont les pendants négatifs directs du travail et des sentiments, et révèle une existence humaine guidée par le vice couvert de noms élogieux.


Le cinéma est montré chez Céline comme un miroir déformant de la réalité. Le cinéma rend une réalité accessible à tous, palpable. Sur les écrans, on peut voir des femmes superbes, l'abondance, le sublime alors que le spectateur se trouve assis dans l'obscurité. Il contemple ce qu'il ne peut avoir, et se trouve guidé par ce désir de s'approprier l'illusion. Ainsi, par ce moyen Céline tend à nous montrer que tout ce qui est Beau n'existe que dans l'imaginaire humain, dans l'espoir, mais que d'accepter ou réaliser son caractère illusoire est d'accepter la vérité et nous mène irréductiblement vers le désespoir, le pessimisme. Comme la guerre semble grandiose sur les affiches de propagandes, les héros dans les livres, les amours passionnés dans les romans, le cinéma porte en son essence l'idée de masque expiatoire que portent les hommes pour se cacher la réalité et leurs propres vices. Il est d'autant plus palpable que ce cinéma américain révèle du fantasme, que le spectateur Bardamu est poursuivit par la pauvreté et donc l'incapacité à obtenir toutes ces choses qu'on lui présente. « Quand on a de l'imagination mourir n'est rien, quand on en a, mourir c'est trop » déclare-t-il.


Encore aujourd'hui, le débat fait polémique. Sommes-nous déterminés par nos gênes? Prédisposés à agir, mourir selon notre essence initiale. Ou bien, comme le pensait Sartre ou Beauvoir, l'essence n'est elle qu'un mythe que nous pourrions dépasser en choisissant nous même nos propres destinées. Est-ce de la mauvaise foi que de maudire le destin?


Si l'on se réfère à Céline, comme nous le disions, l'essence est synonyme de nature humaine et celle-ci comporte le vice, l'insatisfaction et le fatum. De plus, nous connaissons les pensées antisémites, racistes de Céline selon lesquelles les hommes selon leurs « races » porteraient une identité propre, inexpugnable de leurs êtres. Ainsi, dans le Voyage au bout de la nuit, Arthur dit « Ben oui qu'il en existe une race française et une belle dis donc ! » . Nous partons donc dans l'idée que l'identité serait à la fois issue d'un peuple et d'une nation, d'autant plus dans ce contexte de guerre.


Cela est aussi visible en Afrique, où Céline décrit le peuple africain comme un seul et même individu, une masse grouillante et similaire. Apathique, docile, Céline ne quitte pas les stéréotypes de l'époque colonialiste, idées reçues d'une époque et d'une idéologie qui mène à penser que ce peuple là par ces caractéristiques semble etre fait pour être dominé.


Publié en 1932, le voyage au bout de la nuit ne comporte pas de propos antisémites. Cependant, Céline est bien connu pour ses pamphlets et propos racistes. Comme dans l'idéologie nazie, Céline suppose que les Juifs portent en eux un gêne maudit qui les rendent plus exécrables que les autres races. Ainsi dans Bagatelle pour un massacre, Céline dépeint le peuple Juif par tous les atours insultants de l'époque: nez crochus, avidité, semblable à la vermine, omniprésent dans les sphères intellectuelles ou politiques pour ruiner les autres peuples afin de satisfaire leur avidité. Ces propos mettent encore en conséquence l'idée Célinienne que nous sommes poursuivis par notre essence et ne confère pas à Céline un rôle de moraliste mais d'idéologue.
En outre, un autre point peut être observé chez Céline et cela dans sa propre existence. Au sein de ses lettres, Céline raconte souvent sa jeunesse, où, fils d'une dentellière et d'un correspondancier, il a connu toute sa vie la misère et la rigueur d'une vie rythmée par le travail. Sa mère dit il, lui répétait souvent de se contenter de sa condition sociale et avoir toujours en tête d'où il venait. Relatant pourquoi chez lui ils n'avaient que des « nouilles » non odorantes au repas à cause des dentelles fragiles qui s'imprègnent si facilement de parfums, ou pourquoi il devait toujours jouer dans la rue avec des enfants d'ouvriers, Céline inconsciemment dresse le portrait d'une vie confinée, déterminée qui l'englobera tout autant que ses personnages.


Que pouvons-nous faire alors, si ce n'est dénoncer cette condamnation, ce déterminisme effroyables ?
Nous avons donc pu remarquer au travers de ces quelques exemples que chez Céline, tout parait voué au cauchemar, à la misère. Chanceux ou pauvres, tous les êtres humains sont guidés par les mêmes élans désespérés et vicieux. Ainsi, s'observe une analyse psychologique du monde humain et donne la réponse à Arthur qui disait : « Mais Bardamut il y a l'amour! » un néant plein d'illusions et de vils intérêts.
Cependant, Céline n'est il qu'un idéologue pessimiste comme Cioran ou Schopenhauer? Il faut croire que non, lorsque par son cynisme, son humour, son ironie, Céline tend à dépeindre un monde surtout plein d'incohérences que nous subissons mais que nous pouvons toujours dénoncer. En effet, n'y aurait il pas au-delà d'un tableau pessimiste, fataliste, la volonté d'élever la satire et d'ainsi de dénoncer tous les facteurs qui ont rendu si tragique (au sens fort) le destin des personnages du Voyage au bout de la nuit et la pensée Célinienne?


Comme nous l'avons dit, Bardamu fait l'expérience de la guerre tout comme son auteur. Ainsi, Céline se déclarera toujours pacifiste, dont le désir le plus vivace était d'alerter les gens au sujet de la guerre et de son atrocité. Dans le canard enchaîné en 1931, un journaliste écrira « Nous le lisons et nous l'aimons tout de suite. C'est-à-dire tous ceux qui n'acceptent ni le monde comme il va, ni la société où nous sommes, ni les hommes comme ils sont. » On dit de Céline alors comme de son personnage qu'ils sont antinationalistes. Ils dénoncent la propagande, les morts inutiles, le patriotisme aveugle. Dans le voyage au bout de la nuit, Céline ne va pas se contenter de déplorer la guerre, de la subir, il va aussi la dénoncer, comme un véritable moraliste.
Là où Céline va dépasser son rôle d'observateur c'est quand au-delà des sous entendus, des aphorismes, du tacite, il va prendre la parole pour exprimer clairement ses idées et devenir un réel porte parle du pacifisme au travers de Bardamu et de l'écriture.
Bardamu ne s'exprime que très rarement à haute voix sur sa conception de l'homme. Elle s'exprime tout d'abord dans un moment de fièvre délirante lors d'un dîner chez les Duval, ou avec Lola. Pris d'un accès de folie, d'hallucination, il viendra à crier aux invités : « Allez vous en tous. Ils vont nous tuer, tous nous tuer. » Il emploi le verbe « prévenir » qui peut etre perçu à deux sens: pour que les invités évident les balles hallucinées dans le moment présent ou de les contraindre à s'enfuir d'un tout grotesque: la guerre, l'atrocité, un peu comme un prophète dirige ses fidèles vers la bonne parole.
Cette fièvre le fera conduire à l'hôpital où on hésite à la fusiller car on le dit anarchiste « puisque c'est la guerre ». Nous pouvons donc voir ici une dénonciation des traumatismes et de la censure lors de la guerre. (Lien possible: 1984, Big Brother, les mauvaises pensées.. Orwell)
Ensuite à l'hôpital, Bardamu s'entretient pour la première fois de sa conception de la guerre avec Lola. Il va au-delà de l'expression de sa pensée, il va argumenter.
« Je refuse la guerre et ce qu'il y a dedans. Je la refuse tout net avec tous les hommes qu'elle contient. Seraient ils 984 millions et moi tout seul, c'est eux qui ont tord Lola, c'set moi qui ai raison (...) Alors vivent les fous et les lâches! Vous souvenez vous Lola, d'un de ces soldats tués pendant la guerre de 100 ans? Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul nom? Ils vous sont indifférents, anonymes et plus inconnu encore que le dernier atome de ce papier. Dans 1000 ans, notre guerre à nous sera oubliée. Une douzaine d'érudits se chamailleront encore par ci par là des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée. Je ne crois pas en l'avenir Lola ».
La guerre est inutile, le temps en efface les causes et aboutissants, car tout évolue malgré la guerre.
Céline va utiliser l'épopée au sein du voyage au bout de la nuit mais en la renversant de telle manière qu'il va s'en dégager un point de vue antinationalisme au travers d'une burlesque et tragique épopée. Par exemple, A l'hopital, en convalescence après ses hallucinations publiques, Bardamu rencontre le médecin Bestombes avec qui il va s'entretenir de littérature. Celui-ci lui dit « C'est le plus haut devoir des poètes, pendant les heures tragiques que nous traversons que d'exiger le souffle grandiose du poème épique » Une épopée c'est un long poème où se trouvent des actes héroïques , issus des légendes ou de l'Histoire. Il y'a la présence du merveilleux, du symbolisme ainsi que l'expression des grands sentiments du peuple. Céline va se servir de cette mise en abime pour mettre en évidence la construction de son récit. En effet, Bardamu ou d'autres personnages sont acteurs de cette épopée, mais les buts de leurs actions vont être renversés pour que l'épopée devienne simplement un moyen de dénoncer, critiquer le monde. Bardamu s'engage pour la guerre, plein d'enthousiasme, de projets héroïques, on imagine les bottes reluisantes, les uniformes, la marche au pas en décor. Cependant, il ne va connaître que la mort, la destruction. Cela va le mener à devenir un parfait errant, encore plus pauvre. L'acte héroïque de Lola (c'est ainsi qu'elle le dit) n'est en fait que l'acte ridicule de manger des beignets pour savoir s'ils sont assez bons pour les soldats. Céline affiche certes un cadre spatiotemporel cohérent avec une vraisemblance générale. Mais nous pouvons trouver aussi des corps étrangers, des fantaisies gratuites qui sont disséminées dans l'ensemble du roman et vont de pair avec l'épopée : il y a beaucoup d'ellipses, on ne sait pas par exemple comment Céline arrive sur le front, au cinquième chapitre il revient miraculeusement dans le monde civil. Il n'y a pas de logique linéaire traditionnelle.


On retrouve le personnage de Robinson sans savoir pourquoi. Il semblerait avoir été emprunté à la littérature japonaise au sens où il existe des contes appelés Nô qui mettent en avant deux personnages. Le premier est celui qui vit dans la réalité, l'autre mène son existence en parallèle mais va être le miroir du premier. On dirait alors que Robinson est le symbole d'un destin qui le poursuit. La galère qui mène Bardamu comme esclave en Amérique peut etre perçu comme une hallucination mais il ne rétablit pas la vérité à son arrivée. Tous les actes héroïques mènent finalement à un renversement de situation: on découvre quelques épisodes plus loin qu'ils étaient accomplis dans un but égoïste.


En outre, Céline c'est un peu l'ancêtre de Mélenchon. Il va se servir du mythe de l'Amérique pour baser sa satire contre le Capitalisme. Ce mythe va être incarné au travers de New York, intemporelle : ville verticale, immense, espace inédit, symbole de Modernité. Tout porte à croire à l'abondance (fast food), richesse (les femmes bien habillées, les hommes d'affaires). Il y'a aussi le mythe de la conquête de l'ouest, Bardamu vient chercher fortune en Amérique, c'est à l'Ouest qu'il s'en va. New York est comme un Eden mêlant tout à la fois l'illusion et la tentation. Il veut ce qu'il n'a pas : l'argent. Cependant tout le monde l'ignore, il n'est pas le bienvenu puisqu'il est pauvre.


Il va travailler comme ouvrier chez Ford, mais ce travail à la chaîne (critique du progrès) l'ennuie et le détruit : « Ecoeuré de visser des machines à boulons ». Il mène une vie de pauvre hère, enfermé dans un hôtel. Bardamu va errer en Amérique, demander à Lola de l'argent pour survivre. Il va donc etre dépendant de l'argent qui lui ôte toute liberté, prisonnier d'un Eden sans y goûter. « Tout ce que je vois est insensé, comme la guerre ». La ville, personnalisée devient alors l'allégorie de l'échec, de la pauvreté. C'est un trait de la satire.
Céline va aussi dénoncer le colonialisme. Le thème du voyage, normalement synonyme d'exotisme, de soleil, d'aventure va être ici perçu dès l'embarquement comme un enrôlement absurde vers l'inconnu. Sur le bâteau il est rejeté par les invités qui le considèrent comme un déserteur ou malappris. Il restera dans sa cabine, suffoquant, en compagnie de ses excréments et de sa solitude. Arrivés en Afrique, tout parait obscur, hiérarchisé, une autre France glauque, pleine de fièvres, de maladies, de betes sauvages.


Le directeur des compagnies portuaires lui demande à son arrivée : « Etes vous pédéraste? Buvez vous? » . Il est une sorte de Falstaff, grossier, grotesque, au pouvoir d'un gouvernement bancal avec une terre sauvage, indomptable pour royaume. Le vice pourrit l'image d'Epinal. Les autochtones sont décrits comme primitifs, déshumanisés. Il se retrouve alors comme, selon lui, entouré de bêtes avec qui il ne peut pas parler, vraiment communiquer. Seul le bruit des tamtams est un lien culturel. La vie là bas est ponctuée de nuits d'insomnies, de sangsues, d'apathie. Alors que les Amériques paraissaient mettre en évidence une vie de travail pleine d'effort pour trouver la misère, l'Afrique parait mêler efforts vains, travail inutile, culture familière éloignée, absurdité totale. Le colonialisme devient alors grotesque puisqu'il règne sur un pays indomptable.


Pour conclure, Céline a forgé au travers du Voyage au bout de la nuit, un véritable pamphlet dramatique d'une société humaine déréglée. Pleine d'ironie, de cynisme, de belles phrases, son œuvre dégage quelque chose de moderne, provoque le dégoût de soi, du monde, mais aussi, curieusement dans ce marasme Céline nous insuffle une envie de crier, d'agir, de bouleverser l'ordre. En somme, envers et contre tout, de devenir enfin Libre.

Mouchni
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le 21 oct. 2019

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Soso la bricole

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le 17 nov. 2014

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le 10 févr. 2016

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le 7 mars 2016

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