En espérant que vous lirez malgré tout la suite de la chronique : « Un pays à l’aube » est le meilleur roman (noir) que j’ai lu depuis plusieurs mois. Un point c’est tout.

Boston, 1918-1919. La première guerre mondiale n’est pas encore terminée mais les Etats-Unis sont entrés dans la danse. Cette Amérique salvatrice pour les Européens mais tellement rude et sombre pour ses propres enfants. Personne n’est à l’abri : ni les flics qui travaillent dans des conditions précaires, ni les noirs encore et toujours victimes d’un racisme qui ferait presque oublier que la guerre de Sécession est terminée depuis belle lurette et qu’elle a peut-être mis fin à l’esclavagisme mais pas au ségrégationnisme, ni les gauchistes de tous poils (syndicalistes, socialistes et autres rouges assimilés sans vergogne à des terroristes).

1918-1919, c’est donc une période charnière pour Dennis Lehane et, dès les premières pages de cet opuscule qui en compte plus de 800, on comprend pourquoi, tant le talent de Lehane à croquer cette époque qu’il n’a pas connue éclate presque à chaque phrase comme un pavé jeté dans la mare de nos ignorances. A tel point qu’on est en droit légitime de se demander si Lehane n’aurait pas percé le secret du voyage dans le temps. Parce qu’on respire le Boston des années 20, on y est littéralement transporté, on imagine y voir les bouches d’incendies fumer, y regarder passer les vieilles voitures d’ « Il était une fois en Amérique » de Sergio Leone (et tant pis si le film se passe à New York et pas à Boston)… je vous parle d’ambiance !

1918-1919, c’est avant tout la montée du syndicalisme, à l’américaine. On a un peu trop tendance en 2013, presque 100 ans plus tard, à oublier que le syndicalisme a été arraché de haute lutte il y a un siècle pour être aujourd’hui totalement ignoré, délaissé voir dévoyé car cette constatation ne peut être séparée de cette autre question : mais qu’en ont donc aussi fait les syndicats ? C’est la montée du syndicalisme mais aussi de sa répression en réponse aux craintes qu’elle a provoquées auprès des autorités.

C’est dans un deuxième temps une histoire de racisme. La scène inaugurale est à ce sujet extrêmement symptomatique (et bien écrite – comme le reste d’ailleurs … –) : des joueurs pro de Chicago et Boston se retrouvent en rase campagne suite à une panne de train et croisent un groupe de noirs qui jouent au baseball. Petit à petit, un match blancs/noirs se dessine, je vous laisse imaginer la suite. Plus loin dans le livre, Danny le policier s’étonne, voire s’insurge, qu’on ne pourrait pas faire la différence entre une photo d’un quartier italien de Boston et une de Naples, soulignant l’immigration galopante des italiens et oubliant un peu vite qu’il est lui-même d’origine irlandaise et que d’ailleurs bien peu de choses sont d’origine aux Etats-Unis. Sans parler d’Eddie McKenna, raciste doublé d’un vulgaire voyou manipulateur et falsificateur, et pourtant il est lieutenant de police…

1918-1919, c’est aussi se souvenir qu’à l’époque la peine de mort se pratiquait par pendaison… 1918-1919, c’est aussi la très prochaine entrée en vigueur de la prohibition qui durera 14 ans.

C’est tout cela qui fait le background d’un livre magistral que l’on ne peut pas résumer mais que l’on a le devoir de lire… et d’apprécier à sa juste valeur.

Ce qui fait aussi la force de ce « pays à l’aube » c’est le poids des liens entre ce passé de 1918-1919 et les Etats-Unis du XXI° siècle. Tous les évènements du passé raisonnent d’une modernité assumée par Lehane et ajoutent au grandiose de ce livre. Soit l’aube ne s’est jamais complètement levée sur les Etats-Unis et ils y sont toujours embrumés soit le jour s’est levé et les Etats-Unis du début du XX° siècle portaient en eux les germes de l’Amérique d’aujourd’hui qui vit encore dans la peur du terrorisme, socialo-bolchévique avant, islamiste intégriste aujourd’hui et faisant du patriotisme un sacro-saint principe de vie.

Le rouge a une force symbolique importante : c’est tout à la fois la couleur des socialo-bolchévico-anarco-syndicalistes, la couleur de l’espoir et surtout la couleur du sang. La scène de la manifestation du 1er mai est tout bonnement magnifique de cruauté, de virilité et de désespoir. C’est aussi la couleur du renoncement dans ce qu’il a de négatif et de positif : le renoncement de certains à toute humanité, le renoncement d’autres à leur passé et le fait d’accepter enfin qui ils sont et de pouvoir faire leurs propres choix, le renoncement de quelques-uns à leurs idéaux, le renoncement enfin d’un petit nombre à courber l’échine pour, contre vents et marrées (et Dieu que cette période aura été houleuse…) redresser la tête.
Alexandre_Burg
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le 17 avr. 2013

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