"C'est ma soeur du ciel, se dit-il, et je l'aurais aimée avec une plaie sur la joue"

Juin 1914. Le narrateur, alter ego de Barrès qui fit effectivement le voyage d'Orient cette année-là, se trouve quelque part dans la chaleur de la Syrie, savourant les saveurs de cet Orient qu'il affectionne et connaît au-delà des images d'Épinal. Par un de ces hasards qui se rencontrent souvent, son compagnon de route, un Irlandais, se retrouve en possession d'un ancien manuscrit médiéval dont il lui fait alors l'étrange récit, celui d'une histoire d'amour et de mort dans les jardins de l'Oronte.

Guillaume, chevalier croisé, est l'hôte et bientôt l'ami de l'émir de Qalaat, prince musulman raffiné et indolent, dont il peut admirer le harem, et surtout l'épouse, Oriante, dont il tombe fou amoureux. Mais tout est instable dans ces contrées en plein XIIIe siècle, les villes tombent et sont reconquises, les princes meurent et les reines luttent pour leur survie... Et Guillaume et Oriante, touchés par l'amour, mais aux natures et ambitions sensiblement différentes, mènent leur destin jusqu'au bout de cette histoire, au chant des oiseaux, du vent et des parfums des voiles des femmes.

Voilà pour le résumé de ce livre aujourd'hui bien oublié mais qui à sa sortie fit scandale. Pourquoi? Parce qu'en 1922, son auteur, Maurice Barrès, est le chantre et le maître spirituel de tout le nationalisme français, admiré des milieux catholiques. Or, cet ouvrage, entamé bien longtemps auparavant mais interrompu durant de nombreuses années, présente un Barrès que l'on n'avait plus l'habitude de voir. Lui qui a écrit une trilogie du 'Roman de l'énergie nationale' et publié des titres éloquents comme "L'appel au soldat" revient soudain à ses inspirations de jeunesse néo-romantiques et surtout, à sa passion profonde pour l'Orient et l'exotisme qu'il y rencontre. Roman bien trop amoral pour les milieux de la presse catholique qui s'insurgent contre l'oeuvre et y voient d'innombrables horreurs là où Barrès le considérait comme "un colibri" et l'expression de son âme artistique et poétique, longtemps mise de côté pour se consacrer à sa littérature "patriotique".

Livre intriguant, à la langue parfois lourde et gauche, qui s'orne soudain de pure poésie. Barrès a lu et relu les grands poètes arabes et persans et émaille son oeuvre de leurs écrits, quand il ne crée pas lui-même des chansons et poèmes de cette inspiration. Son Orient est certes un Orient médiéval fantasmé par son oeil d'Occidental, mais il a visité ces pays, parcouru ces terres, beaucoup lu, et s'il n'évite pas les clichés de l'Orient lascif, il les transcende et les rend plus complexes et plus intéressants, en leur donnant vie et amour.

Livre d'amour et de mort, où l'on voit la douleur d'être rejeté par celle que l'on aime, l'incompréhension devant ce sentiment qui nous fait aimer un être si profondément différent de nous que les deux voies ne feront jamais une, à moins que l'une d'entre elle ne s'efface entièrement. Guillaume, amoureux et prêt à mourir pour elle, ne souffre pas moins de découvrir en elle une reine qui pense avant tout à sa dignité, son orgueil et ses intérêts - tout plutôt que l'esclavage, même d'amour - et Oriante désespère de voir son croisé malheureux, la rendant malheureuse, et surtout incapable de lui proposer une voie dans laquelle elle s'épanouisse. Fuir la ville assiégée, devenir des fugitifs et vivre d'amour et d'eau fraîche, c'est assez pour Guillaume épris d'absolu et d'irréel, mais pas pour Oriante qui se veut reine et grande. Barrès dépeint ces sentiments avec une justesse incroyable, et passé les premières pages dont l'atmosphère de conte et une certaine lourdeur d'écriture n'aide pas à raccourcir la distance qui nous sépare des personnages et de l'histoire, on finit par vraiment voir deux âmes se dévoiler avec une profondeur étonnante.

D'autant plus étonnante que Barrès s'abstient de tout jugement moral ou démonstration en faveur de l'une ou l'autre attitude (ce qui a dû précisément choquer ses lecteurs habituels). Si l'absolu de Guillaume est suivi avec fidélité, Oriante est gratifiée d'un "courageux désir de vivre" dont on n'est pas certain qu'il vaille moins que la recherche mortifère de son chevalier. Oriante est femme et c'est aussi un roman sur l'incompréhension face à la femme aimée. Si ce n'est sans doute pas directement le propos de Barrès ni surtout son intention, son tableau laisse cependant entrevoir la dureté de la condition féminine, qui n'a pas comme le chevalier la liberté de naviguer entre les camps et les lieux avec l'assurance de son honneur et son intégrité. Oriante n'a pas choisi d'épouser l'émir, il se trouve qu'elle est profondément consciente de sa valeur de souveraine et refuse de renoncer à toute liberté par amour, ce que Guillaume, lui qui a toujours cette liberté, ne comprend pas. Oriante préfère choisir son nouvel époux et s'agréger aux chrétiens assiégeants que de mourir pieds nus dans le désert par amour, ou de subir le sort garanti aux femmes ennemies, de viol, de violences, d'humiliations. Guillaume passe par un long et dur apprentissage avant d'entrevoir et de comprendre.

C'est aussi et enfin un roman, malgré tout, assez nettement marqué par le christianisme. Les musulmans ne sont pas dépeints comme des êtres inférieurs, néanmoins la culture chrétienne les transcende et leur apporte quelque chose de plus, et la fin est à ce niveau édifiante - espoir (barrésien également) certes d'une union entre Orient et Occident, mais sous le patronage de l'Occident qui ne garde que l'exotisme oriental. Et l'amour, et ces anges dont parle Guillaume, et ce jardin comparé à l'Éden....

Livre intrigant donc, imparfait et trop rigide peut-être dans son écriture, mais traversé de réelles fulgurances, de sincérité amoureuse sans fioritures ni artifices, une histoire marquante et belle, et une langue qui parvient parfois à la plus pure poésie.

"Quand tu auras reçu les hommages du monde toute ta vie, ou que tu auras reposé avec ta bien-aimée toute ta vie, comme ton heure sonnera enfin, il te faudra partir, et ce sera un rêve que tu auras fait toute ta vie. Alors, que tu aies été un amant sincère ou une autre Sémiramis, deux ou trois jours s'étant écoulés, il ne restera plus de toi qu'un conte. Eh bien, tâche que ce soit un beau conte à conter dans les jardins de l'Oronte."
Kabouka
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le 27 mai 2014

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