Et le bon temps roulait - ou le cajun sans peine.

L'oeuvre de jean Vautrin se compose de circuits parallèles, qui renvoient sans doute à des vies parallèles, et s'incarnent dans des noms différents (Vautrin / Herman), dans des médias différents (roman / cinéma), et dans des genres différents - de la nouvelle au roman fleuve, du polar assez classique au roman impossible à ranger dans une catégorie préfabriquée, tellement la présence de l'auteur y transparaît, de façon évidemment indirecte, masquée, pour atteindre, bien au-delà de lui-même quelque chose qui touche à l'universel. On approche ici, et plus particulièrement avec "un Grand pas vers le Bon Dieu" de la définition du chef d'oeuvre.
Le résumé linéaire, la saga d'une famille de cajuns, des pâtures et des marais de la Louisiane à la Nouvelle-Orléans et à la naissance du jazz n'a pas grand intérêt. Il y a bien plus - la traduction la plus pure de la tragédie, du drame absolu, porté par les pièges, aussi imprévisibles (pour les personnages mais pour le lecteur lui-même, également) qu'inévitables, qui devraient porter le désespoir le plus noir, alors même que ce sont de magnifiques trouées d'espoir qui finissent par l'emporter.
Le génie de jean Vautrin est aussi d'avoir su trouver la forme la plus originale et la mieux adaptée pour traduire cette épopée magnifique. Le recours à une langue, à deux langues plutôt qui traduisent parfaitement le profond, le tréfonds des personnages et leur évolution (l'évolution du monde aussi, surtout) à mesure que le récit progresse : le français des Cajuns, des habitants de la Louisiane, aujourd'hui presque condamné qui porte toute la première partie du roman et au-delà toutes les traces de l'action qui se passe dans les bayous au plus profond de cette terre et des hommes qui l'habitent. Ce procédé n'est pas inédit, on le trouve par exemple dans certains romans de l'Afrique noire francophone, où l'identité profonde (et souvent la fracture) des personnages est rendue par cette langue intermédiaire, originale, entre deux cultures antagonistes (par exemple les Soleils des indépendances, d'Amadou Kourouma). La grande originalité du texte de Vautrin est que l'on passe, d'abord de façon alternative, puis définitive de ce français vernaculaire à une langue totalement classique, tout aussi belle, dès que le cadre du roman se déplace vers la ville, vers le monde moderne, La Nouvelle Orléans, ses horreurs et ses joies, l'univers, pas sublimé, pas toujours noir comme la sépia de la seiche des bordels, ou le bonheur, souvent très sombre, de la musique, du jazz naissant, de la fête - qui fait aussi écho aux meilleures heures de la vie des bayous. Par cette alliance parfaite entre la forme, la langue et le fond, Vautrin touche ainsi à l'universel : de la vie de la famille Raquin, à celle de l'Amérique et à celle (mortelle mais à renaître). des civilisations
(Une parenthèse, courte, pour en finir avec le très mauvais procès en "plagiat" intenté à Jean Vautrin, précisément pour le recours à la langue originale des premiers habitants de la Louisiane : il a évidemment utilisé ouvrages et études sur cette langue, qu'il ne peut certes pas inventer (!!) ses idiomes pour en faire le vecteur de son roman, dont il est évidemment le seul concepteur. Il rend d'ailleurs un hommage appuyé à l'auteur de ces études, Jean Griolet, dans la dédicace du roman. Polémique absurde.)
Ce récit magnifique, truculent ou horrible (personne ne pourra rester insensible au destin terrible d'Azeline, qui échappe même à l'auteur et au lecteur), à l'horreur absolue de l'inceste découvert après coup, totalement imaginaire et ancré dans la réalité la plus évidente avec l'irruption du jazz, où la vie transpire à chaque page, jamais plus qu'au moment où elle semble céder face à la tragédie, débouche sur une grande trouée de ciel, et d'espoir sans limites.
A l'intérieur de l'histoire, du destin de ses personnages clés, se glisse une autre histoire directement liée à la première puisqu'elle déclanche tout, de façon irréversible - la traque à mort du grand bandit, Farouche ferraille Crawley (quel nom ...), amant de l'héroïne, père du héros futur, par l'ancien marin de Nantucket, ( ce qui rattache le personnage à d'autres mythes, de vie et de mort, Achab et Jonas), Palestine Northwood, chassant sans relâche sa proie, cette traque à mort qui, une fois l'enchaînement des événements enclanché, se poursuit en parallèle, vient rythmer comme un leitmotiv la continuité et les ruptures du récit nous entraîne également aux frontières du mythe. Il y a dans la figure de Palestine Northwood quelque chose des grands tueurs à gage, des traqueurs de la littérature et du cinéma - les terribles frères Berekian de la Chair de l'orchidée, le personnage insensé, grotesque et fascinant du régulateur incarné par Marlon Brando dans Missouri breaks, mais ceux-là n'ont pas le dernier mot, encore au-delà Chigur, le play mobil des siècles futurs de No country for the old man des frères Coen, et encore au-delà, le personnage de la mort et de son jeu d'échecs dans le septième sceau de Bergman; toutes ces figures transcendent celle du tueur à gages pour basculer dans la dimension du destin et du mythe. Dans le roman de Vautrin, on retrouve même le thème du double, à travers ses déclinaisons les plus frappantes (de Poe et Nerval à Boris Vian) où les deux personnages n'en font qu'un et où leur rencontre différée jusqu'aux limites du possible aboutira forcément à la mort des deux. Laissons pour quelques lignes la parole à Vautrin :
"c'est comme çà, en duel pour casser leurs entraves, les deux hommes se sont bûchaillés. Ont vidé côte à côte le sang de leur corps. Ils remercient le destin de les avoir délivrés".
Le roman ne s'achève pas sur cette image, celle de la mort annoncée du père et de son double, mais sur celle du fils, certes cassé par les événements (la guerre de sécession étant aussi passée par là, mais en dehors de l'intrigue), mais serein, heureux au-delà du possible dans sa terre d'origine, dans un bain de musique et devant trois enfants qui jouent.


Et le bon temps roulera.

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le 28 mars 2013

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