"Nul n’entre ici s’il n’est géomètre." Tel est l’avertissement qu’on pouvait lire à l’entrée de l’académie de Platon.

Si la réputation du Tractatus logico-philosophicus n’est plus à faire, elle n’est pas toujours bonne. Que l’ouvrage se place en porte-à-faux dans l’histoire de la philosophie n’est sans doute pas une raison pour le discréditer et pour taxer son auteur de catastrophe menaçant l’édifice, de danger et d’assassin de la philosophie. La forme peut certes déconcerter mais Deleuze semble en perdre son grec. Il dit toutefois une chose juste, pourvu que je ne prête pas oreille à la connotation négative du propos : "il s’agit d’une régression massive de la philosophie." En effet, l’ambition de Wittgenstein est précisément de montrer que "la plupart des propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières philosophiques sont dépourvues de sens" et donc d’entreprendre une "clarification logique des pensées". Le Tractatus cherche à "tracer une frontière à l’acte de penser" en disant ce qui peut être dit et en taisant ce qui ne peut l’être. La volonté de l’auteur est admirablement résumée dans l’avant-propos de sa plume. Avant-propos qui tient en une page et qui, à vrai dire, suffirait à considérer un auteur qui n’aurait écrit que cela comme un penseur majeur.

La désagréable expérience qui arriva à l’illustre préfacier suffirait à dissuader d’en dire davantage. Je suis néanmoins précédé par le traducteur et n’ai pas à craindre comme le téméraire prince un revers acerbe de Wittgenstein puisque ce dernier est mort. Oui, Bertrand Russell, présumé à l’époque par Wittgenstein comme le seul à même de comprendre la portée du Tractatus, essuya le revers pour nous. "Ton introduction ne sera pas imprimée. […] La finesse de ton style anglais s’était en effet, comme il est naturel, perdue dans la traduction, et ce qui restait n’était que superficialité et incompréhension."

L'ensemble frappe par une force condensée, minimaliste - comme décapée par le bruit et la fureur des tranchées, contexte dans lequel une partie du TLP a été rédigée. Aussi lecteur, n'en veux pas trop au soldat de ne pas te prendre par la main puisque ce que tu as sous les yeux est le plus petit tout possible. Du reste, tu étais averti, tête de clou, dès les premières phrases : "Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s'y trouvent exprimées - ou du moins des pensées semblables. Ce n'est donc point un ouvrage d'enseignement." Ce qui suit est un petit florilège commenté. Le but aura été atteint si je fournis davantage une description de l'aphorisme qu'une explication.

2.0131 – "L’objet spatial doit se trouver dans un espace infini. (Le point spatial est une place pour un argument)." La première réaction à la lecture est naturellement de rire aux éclats et de se rouler par terre. Le calme revenu, on essaye de saisir une des propositions les plus énigmatiques et fascinantes du Tractatus. Une étoile lointaine dans la nuit d'abord. Et puis un éclairage relatif par les propositions au point 3.4. Le champ d’application de cette merveille ne se limite pas à la géométrie dans l’espace et une traduction comme "Lorsqu’on représente un volume dans un espace {x,y,z}, il est essentiel que chaque axe soit une flèche et non un segment." serait une définition incomplète. L’interprétation, à la fois mathématique et poétique, fournie par herman de vries avec son travail argumentstellen est celle que je préfère.

3.144 – "Les noms sont comme des points, les propositions sont comme des flèches, elles ont un sens." La proposition est dirigée, mais vers quoi ? Vers le lieu qui se dévoile lorsqu’elle est vraie ? Et le nom, est-il le point de tir, la place d’où part l’argument ?

4.1212 – "Ce qui peut être montré ne peut être dit." À rapprocher des propositions éthiques 6.4 et 6.5. Les choses qui importent peuvent seulement être suggérées à l’esprit. La vision ou l’intuition musicale ont souvent une portée plus lointaine que le dicible. L’explication ne vaut pas grand-chose, elle est immobile. Montrer participe d’un mouvement vers le Mystique.

6.3 – "Hors de la logique, tout est hasard." Celui qui s’aventure au-delà du domaine de l’intelligible laisse en vérité errer sa langue dans le chaos primordial et amorphe. Il n’est plus maître de rien ; son bateau tangue au gré des remous imprévisibles que l’on peut seulement imputer au magma des origines, précédant même les propositions élémentaires. Tel un chimpanzé appuyant au hasard sur des touches.

6.5 – "D'une réponse qu'on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. | Il n'y a pas d'énigme." C'est le pendant de l'adage qu'aimait dire mon instituteur (lequel n'était pas Ludwig Wittgenstein) : "À question bête, réponse imbécile." J'aurais pu laisser Clément Rosset tendre le piège formé par la simplicité du réel mais puisqu'il fallait conclure ce paragraphe en musique, je laisse ce soin à Van Morrison : "Well I cleaned up my diction, I had nothing left to say | And there's no mystery, and there's nothing hidden."

6.54 – "Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.)" Davantage qu’une forme de modestie, on est tenté d’y voir un sincère aveu de faiblesse et l’envie de tout réinventer. "L'homme est un pont" disait Nietzsche ; Wittgenstein lance une échelle. Tu as fait le lien avec les derniers mots de l’Avant-propos ? Alors, au travail !

7 – "Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence." L’injonction apposée à l’impossibilité est vraiment déconcertante car a priori, à propos de ce dont on ne peut parler, on garde, faute de liberté de manœuvre, le silence. Je la mets en regard du constat amer de Søren Kierkegaard : "La singulière prolixité a aussi supplanté les proverbes concis qui épargnaient tant de paroles et de temps ; elle leur a substitué un certain bavardage oratoire qui s'est même emparé de nos repas." Il faut voir à côté du TLP un ouvrage constitué de tout ce dont il n'y est pas question. Des choses dont il n'est pas seulement imprudent mais logiquement inconsidéré de parler. C'est un adieu en règle à des pans entiers de la philosophie, et notoirement à la morale. Isolé, bref, saisissant : sois-en certain, l'aphorisme 7 ne laisse pas en paix.

Aragne-souriante
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le 20 janv. 2023

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