J'ai aimé suivre Sylvain Tesson dans son périple reconstructeur ; j'ai aimé sa volonté farouche de s'échapper autant en lui même que sur les chemins noirs ; j'ai aimé ses diverses réflexions philosophiques et historiques sur cette France moderne ; j'ai aimé ses descriptions minutieuses des coins perdus de ce vieux pays qui est le notre.


Cet ouvrage se compose ainsi de différents ingrédients qui auraient pu, sans le talent de Sylvain Tesson, produire une soupe totalement indigeste. Là on se retrouve avec une recette qui allie à la fois le style d'un écrivain talentueux, un regard sur l'espace et les hommes d'une rare pertinence et une ode aux bienfaits de la Marche. Toutefois il y a un arrière-goût quelque peu amer, produit par ce zeste de mélancolie et de nostalgie dont l'auteur a saupoudré l'ensemble de son oeuvre. Il est vrai que "Sur les Chemins noirs" est le résultat d'une lourde chute, celle de son auteur. Cette marche se veut ainsi rédemptrice pour un Sylvain Tesson brisé physiquement et psychologiquement. Nous assistons à la remontée progressive d'un homme qui a bien failli ne jamais quitter les enfers ; c'est à dire, pour ce marcheur invétéré, un lit d’hôpital ou une chaise roulante.



N'étant pas versé dans l'idée chrétiennes que les épreuves sont des dons du Ciel , j'en aurais tiré une certaine affliction. Ma vie en fauteuil roulant se serait réduite à chercher un 9mm à me coller dans la bouche.



En même temps qu'une cure de jouvence, ce parcours du Mercantour au Cotentin est l'occasion pour Sylvain Tesson de faire état de cette France de l'hyper-ruralité. Une France oubliée, abandonnée, embroussaillée... Presque seul sur ces sentiers perdus, Sylvain Tesson admire l'oeuvre de la Nature et des Anciens, tout en étant dissimulé aux yeux de ce fameux "Dispositif". Celui de ce système conquérant, planificateur, ordonnateur portant son regard inquisiteur autant sur le milieu que sur les Hommes. Ainsi Sylvain Tesson pose sa vision acerbe sur ces contemporains qui ont épousé cette ère du flux, provoquant par là même leur déracinement. Adieu esprit paysan , adieu bocages, adieu Tradition, adieu vie villageoise ; vive le haut-débit ! Vive l'hyper-productivisme ! Vive l'urbanisation ! Vive l'hyper connectivité !



Enjoy ! Take care ! Be safe ! Be connected !



Seule échappatoire selon Sylvain Tesson pour échapper à ces sommations, les chemins noirs. Ces derniers auraient la vertu d'insinuer en nous cette fuite mentale, "ce pas de côté", nous transformant ainsi en dissident intérieur. Il y a dans cette philosophie de vie quelque chose de profondément stoïcien : ne pouvant influer sur la marche du monde, Sylvain Tesson va chercher son salut à travers sa propre marche. Contrebalancer ce déterminisme extérieur avec sa liberté intérieure.



Un rêve m’obsédait. J’imaginais la naissance d'un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs. Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l'époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous même, composeraient une cartographie mentale de l'esquive.Il ne s'agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir de commun avec lui. L'évitement me paraissait le mariage de la force avec l'élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se réduisaient à de menus impératifs : ne pas tressaillir aux soubresauts de l'actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d'armes, ses goûts, ses écœurements, demeurer entre les murs de livres, les haies forestières, les tables d'amis, se souvenir des morts chéris, s'entourer des siens, prêter le secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas uniquement étudier l'existence statistique. En somme se détourner. Mieux encore ! Disparaître.



Toutefois malgré la profondeur de l' ouvrage, je suis resté un peu sur ma faim. J'aurais aimé que Sylvain Tesson s'attarde un peu plus sur certains paysages ou régions qu'il a foulés. Pour le dire autrement j'ai trouvé cette marche un peu trop rapide. Autre point un peu déplaisant, c'est la position paradoxale, voire profondément incohérente de Sylvain Tesson. Critiquant foncièrement la modernité par sa mobilité constante, il est lui même un homme du flux. Chose que ne manque de lui rappeler un de ses compagnons de voyage :



Mon vieux la ruralité que tu rabâches est un principe de vie fondé sur l'immobilité. On est rural parce que l'on reste fixé dans une unité de lieu d'où l'on accueille le monde. On ne bouge pas de son domaine. Le cadre de vie se parcourt à pied, s'embrasse à l'oeil. On se nourrit de ce qui pousse dans son rayon d'action. On ne sait rien du cinéma coréen, on se contrefout des primaires américaines mais on comprend pourquoi les champignons poussent au pied de cette souche. D'une connaissance parcellaire on accède à l'universel [...] Nous, nous sommes modernes. Nous passons.



C'est pourquoi certaines postures de Sylvain Tesson agacent par moment. Heureusement, ce dernier assume totalement cet état d'esprit que l'on pourrait qualifier, sans trop exagérer, de bourgeois.


Ces quelques remarques anecdotiques passées, "Sur les chemins noirs" reste le fruit d'une démarche authentique. C'est une oeuvre d'une grande pertinence, écrit par un esprit intelligent et cultivé, qu'il faut lire absolument pour oser ce fameux pas de côté en rejoignant, enfin, la confrérie des chemins noirs

Nerlim
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le 4 août 2017

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