Sur le titre, apparemment anodin, de cette critique :


• L’œuvre de Georges Perec n’est certes pas née avec la publication de « Quel petit vélo à guidon chromé », mais presque. Un an avant, il y avait eu « les Choses » et le prix Renaudot, mais ce roman narquois jouant sur le lien entre les hommes et la société de consommation se présentait sous la forme d’un récit à l’écriture (presque) classique. C’est donc bien avec le petit vélo et son guidon chromé (rien que ce titre …) que naît pour le public le Perec joueur de langage, manieur de mots et de textes, oulipien, pataphysicien, chercheur – et c’est aussi, un peu, la grandeur de la France de l’époque que d’avoir créé au sein du très sérieux CNRS un poste de chercheur en mots pour le génie de Perec. Ce Perec-là créait des grilles de mots croisés avec une seule case noire en plein centre, et son œuvre romanesque culminait avec la Disparition, long roman écrit sans jamais utiliser la lettre E.
• Et c’est alors qu’on va constater que le titre de cette critique n’est peut-être pas si anodin. « Perec est né », phrase banale, brève, mais ne comptant qu’une seule voyelle et pas n’importe laquelle. Perec avait aussi écrit une suite à la Disparition, évidemment plus courte et avec clin d’œil orthographique à la clé, les Revenentes. Une seule voyelle à présent, le E toujours. La clé est peut-être dans l’histoire tragique et faussement dédramatisée de Perec. Et dans son nom. Perec n’est pas un patronyme breton, plutôt une origine juive et polonaise, et on pourrait aussi bien, mieux, l’orthographier ainsi – Peretz ou Prk, avec des E plus ou moins présents / absents. La disparition, c’est aussi, surtout, celles de ces E-là et encore, surtout, celle de ses parents morts dans les camps nazis. Ainsi s’inaugurait la damnation et le goût sans limites de Perec pour les mots.


Quel petit vélo … donc, dans un récit très court où il est à peine question de vélo, de chrome et encore moins de cour ?


Une entrée possible se situe à peine paradoxalement (on est chez Perec !), après la fin du roman ( !!), après la fin du récit plutôt, avec un index délirant (si peu) répertoriant toutes les figures de rhétorique utilisées au long de l’histoire, et pas si délirant au bout du compte puisque ces figures de style (du moins pour celles que je connaissais) sont effectivement utilisées aux pages indiquées – de la métonymie au chiasme, de l’antipophore à l’homéotéleute … Et comme Perec ne saurait faire les choses comme tout le monde, l’index s’interrompt brutalement à la lettre P, et sur le mot psittacisme.


Psittacisme, ou l’art de parler comme un perroquet, en répétant en boucle les mêmes formules toutes faites. Et c’est bien le principe de Quel petit vélo … une quasi absence de progression rythmée par le retour des mêmes phrases, des mêmes tournures, des mêmes séquences – mais en y introduisant quelques variantes, parfois infimes, parfois indispensables à « l’évolution » de l’intrigue, des modifications, des bifurcations dans le cours initialement prévu de « l’épopée » (c’est évidemment Perec qui qualifie ainsi son récit …)


Le scénario en fait tient en une phrase : une bande de copains recherche le moyen qui permettra à un appelé du contingent (un certain Karamachin qui changera à moitié de nom à chacune de ses apparitions) de ne pas partir pour la guerre en Algérie. Sur ce fil plus que ténu, on envisagera d’abord l’accident (léger) d’auto, puis le bras cassé, puis autre chose après avis d’un médecin spécialiste,


puis rien.


Et Dieu qui voit tout vit que tout cela n’allait pas servir à grand-chose.


Et tout cela évidemment dans des phrases qui jouent et se jouent de la langue, fautes aussi énormes que savantes, barbarismes, solécismes, termes familiers ou relevant de l’oral, ou déformés, ou massacrés, constructions approximatives ou défaillantes, jeu constant sur les temps, sur les conjugaisons, passé « simple » en tête, Perec danse …



« … mais que sonne la demie de dix-huit heurs, il enfourchait un
pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé) et regagnait à tire
d’aile son Montparnasse natal (car il était né à Montparnasse), où que c’est qu’il avait sa bien-aimée, sa piaule, nous ses potes et ses chers bouquins …"



« … car d’un commun accord nous décidâmes que nous casserions le bras de Karageorgevitch, tous en chœur et en douceur, et qu’après il n’aurait qu’à raconter qu’il avait glissé sur une peau de banane dans le grand escalier du métro Opéra,et que même si on le croirait pas, il allait devant le psychiatre du régiment et qu’on y fout la paix pour un bout de temps et que peut-être les Algériens ils nous la flanqueraient la dégelée et que la paix elle est signée … »



« … une note manuscrite appartenant sans doute au genre ironique dont il ressortait que ce n’était pas du tout cuit de casser le bras d’un type en douceur, fût-ce en s’y mettant à plusieurs, ou qu’on risquait de lui péter tout à la fois, les os, les tendons, les poches synoviales, les articulations, les filaments, les ligaments, le gras, le maigre et tout le fourbi, et que même si ça s’aurait pu, ça l’empêchera pas, le bonze, de partir au champ d’honneur avec le bras en écharpe et quarante-cinq jours de cellule à la clé, et que nous ses copains huméroclastes, on a la maréchaussée derrière pendant une grande lurette … »



Qu’y ajouter ? Que l’idéal serait de se procurer Quel petit vélo … dans son édition originale, avec les illustrations d’Avoine, très réussies.


Et préciser aussi que sous des dehors ludiques, légers, drôles irrésistiblement et absolument dégagés, le « petit vélo » dit aussi, très différemment certes, quelque chose sur la guerre, sur la coloniale et les autres, à une époque où Boris Vian, frère en pataphysique (et qui donne d’ailleurs son nom à une rue régulièrement citée dans Quel petit vélo ) rencontrait la censure avec son Déserteur.


On peut alors revenir sur notre titre initial – pour y ajouter une seconde phrase, un second vers, histoire d’en faire un poème, tout petit, comme ce petit vélo, avec l’imposition de la contrainte chère à Perec, à bas de E évidemment. Et comme il n'y a pas de hasard, ce distique, aussi modeste que somptueux, est emprunté à un journaliste répondant au nom de ... EnckEll ...



Perec est né




Défense de l’enterrer.


pphf
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le 30 août 2015

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