Chronique vidéo https://www.youtube.com/watch?v=wXDsmDSFKEQ


Je vais pas parler de déception, je ne sais pas si c'est le terme parfait, mais j'attendais que Sally Rooney se renouvelle un peu, ce qui n'est pas le cas dans ce livre. Autant, son style est encore dans une sorte d'épure ouatée que j'aime beaucoup, avec presque un côté didascalique (on voit qu'elle réfléchit en termes de scénographie, que les gestes et ce qu'ils véhiculent sont aussi importants que les mots). Mais ses personnages ont l'air d'être à chaque fois les fantômes de ses précédents livres, ce qui fait que, j'étais muée par un ennui poli dans celui-ci — j'y retournais pas en me pourléchant les doigts, quoi. Il y a le côté un peu agaçant du millenial tel que peint par un Christophe Barbier (tu as 33 ans, Sally !) (j'ai du mal à les concevoir de la même manière qu'elle — on a envie de les décoiffer avec leur sérieux neurasthénique) ; ils portent la misère du monde sur les épaules, parlent socialisme de manière amorphe dans des mails entre deux rendez-vous tinder aussi amorphes — est-ce que ça parle vraiment d'eux ? N'est-ce pas un moyen d'avoir la pastille « voix générationnelle » sur la jaquette de la couverture ? Enfin, elle pourrait avoir des personnages un peu différents pour changer ! Pourtant, il y a des choses qu'elle décrit bien, la gêne entre les personnes, les blancs, les silences, mais j'aimerais voir ça dans d'autres situations. J'aime sa singularité, j'aime comment elle peint l'imperfection des relations, l'incommunicabilité entre les gens, la solitude moderne, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'elle pourrait tout aussi bien traiter les mêmes sujets avec d'autres profils (argument de très mauvaise foi, je le sais, elle a écrit un roman et je pleurniche parce que c'est pas exactement le roman que j'attendais, mais quand même que si, mais quand même que pas tout à fait).


C'est désaturé, inodore, on dirait une voix monocorde qui arrive pourtant à dire des choses profondes, à croquer un réel évocateur — le scrollage, les monosyllabes qui sont le langage usuel, l'environnement urbain sous plastique — et d'autres choses moins réalistes (ce qu'on pourrait appeler l'anxiété écologique par exemple, que je n'ai jamais rencontrée en vrai pour ma part, sauf dans des bannières de BFM pour parler de la jeunesse. La manière dont les conversations doivent forcément avoir une portée politique (que j'avais déjà trouvé agaçant de Conversations with friends — le côté « sommes-nous vraiment conscients de nos privilèges ? » qui a un fort potentiel memesque). Je sais pas, moi j'aime bien parler politique, mais je trouve qu'ils en parlent sans saveur, comme si on lisait un tract avec des dessins libre de droit, y a pas de passion, pas d'émotion, juste une éternelle remise en question, qui confère presque au nombrilisme. S'il y a cohabitation avec un mec, il faut qu'il y ait un historique de porno découvert et qu'on parle exploitation des femmes, si elle veut acheter un truc, elle va culpabiliser et penser à l'exploitation des pauvres, (et d'ailleurs, je m'aperçois que je dis elle de manière indéterminée, parce qu'à vrai dire, je ne sais plus qui est Alice et qui est Eileen tant elles se ressemblent.) Y a des scènes qu'on a déjà vu dans ses anciens livres, les scènes de sexe mi-figue mi-raisin où ils dévisagent le plafond (manque plus que la lumière qui perce à travers le store). D'ailleurs, les scènes de sexe, parlons-en. Je pensais que ça allait remettre un peu de couleurs dans tout ça, mais que nenni. Un aperçu du cul post metoo « Alice, je peux te demander si tu aimes faire des fellations ? Ce n'est pas grave si tu n'aimes pas. En retirant ses doigts de sa bouche, elle a répondu oui. Tu m'en fais une, si ça te va […] Tu veux venir sur moi ? a-t-il demandé. Elle a acquiescé. On garde nos vêtements ou on se déshabille ? » Derrière le message que le consentement, c'est important, y a une vision presque puritaine, dans le contrôle de la sexualité, qui nie le torrent que ça peut-être, et qui en tout cas, après Emma Becker, laisse de marbre. On peut quand même trouver un juste milieu, non ? On dirait Pascal Praud ou Elisabeth Levy qui écrivent une scène de cul pour se foutre du sexe post metoo. (je me souvient d'ailleurs que Quotidien disait pour un de ses autres livres qu'elle réinventait les scènes de sexe en plaçant la question du consentement au centre — elle a pris le compliment au mot et a forcé le trait jusqu'à devenir une caricature d'elle-même.


C'est aussi un hommage à la respiration en pleine conscience, que ce soit les scènes de sexe, les scènes de réflexion, les scènes de contemplation, y a toujours un moment où elles vont se concentrer sur leur souffle — ça en devient même amusant. Ou a la réactivité de la peau humaine, selon l'émotion, l'humidité ou la fraicheur de l'air. (que j'avais déjà noté dans Normal people)


Et donc voilà, un témoignage d'une jeunesse souffreteuse, ennuyée et ennuyeuse, privilégiée et culpabilisant de l'être. En tant que membre de la génération croquée je ne me suis pas du tout reconnu. Et c'est l'écueil que doivent éviter les voix générationnelles, celui de s'enfermer dans une peinture de moeurs irréaliste, avec des personnages doubles des personnages déjà peints ou de l'auteur. Sally Rooney est vu comme une ermite, ce serait bien qu'elle se mélange un peu à la foule pour trouver de nouvelles inspirations. En tout cas, ça me fait m'interroger sur la littérature, comment cela se fait-il que des livres restent définitivement fermés (je les imagine comme des planètes avec une atmosphère hostile) et que d'autres se fondent et fusionnent en nous ? Que certains soient une perte de temps et d'autres nous procurent un sentiment de gratitude ?


Car il parait qu'être écrivain, c'est essayer d'écrire à chaque fois le même livre, ben Sally Rooney, j'aimerais bien qu'elle prenne cette maxime moins littéralement.

YasminaBehagle
5
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le 3 sept. 2022

Critique lue 111 fois

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YasminaBehagle

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