[Cette critique s'adresse à celles et ceux terminé le livre.]

L'expérience débute avant même d'ouvrir le livre. Une première de couverture tape-à-l'œil, un gros plan sur le visage d'un personnage décharné. On le fixe, mais lui ne nous voit pas. Ses yeux sont recouverts d'un genre de casque de réalité virtuelle archaïque, relié à des dizaines de câbles et usé jusqu'à l'OS. Si notre regard contemporain comprend d’emblée que cet imposant système a pour but d’établir une liaison, une question subsiste : à quoi est-il connecté ?

Et puis, il y a ces douze lettres jaunes, Neuromancien, comme un mystère à éclaircir. L'amateur de fantasy n'est pas totalement pris au dépourvu face à ce néologisme, et pense immédiatement au nécromancien, un archétype de mage obscur qui réanime les morts pour en faire ses pantins. Sauron, Kel'Thuzad ou le Dominateur sont des exemples célèbres qui lui viennent immédiatement à l’esprit. Dès lors, il s’interroge sur les potentiels pouvoir d’un neuromancien : peut-il lui aussi redonner vie ? Cependant, cette acception contemporaine, bien qu'elle tisse un lien évident entre ce récit et les autres littératures de l'imaginaire, ne doit pas éclipser l'étymologie du terme. Si la -mancie grecque renvoie à la divination, -neurôn concerne lui les nerfs, entendus comme l'ensemble du système nerveux, le vecteur d'information entre le cerveau et les différentes parties du corps. Ce sont aussi eux qui coordonnent les actions du sujet avec le monde extérieur. Que se passe-t-il alors si un personnage abandonne le monde réel pour un ailleurs virtuel ? Si la nécromancie nous promet la magie par la mort, la neuromancie se veut prompte à outrepasser le réel grâce à la pensée. Et dans notre cas, avec un léger coup de pouce technologique.

Et c'est bien ce à quoi le lecteur assiste tout au long du roman. La narration l'embarque dans un monde d'anticipation inquiétant où règnent le transhumanisme, le métavers et la violence d’une économie libérale déchaînée. Il y découvre Case, un ancien crack du hacking aujourd’hui déchu et incapable de se connecter au cyberespace (the Matrix, en version originale). Son existence mortifère est occupée par de menus larcins, un certain désespoir et une quantité phénoménale de drogue. Mais cette vie sur le fil sera chamboulée lorsqu’un mystérieux commanditaire le recrute et se propose de lui rendre ses capacités en échange de sa participation à un projet criminel pour le moins ambitieux. C’est à cette occasion qu’il rencontre Molly, une humaine modifiée aux compétences inégalées avec qui il partagera d’abord sa mission, puis son lit. Leur histoire et celle des autres personnages s’écrira dans un entremêlement constant entre le réel et le virtuel.

Avant même le récit, c’est bien le monde dystopique présenté dans ce roman qui happe le lecteur. Disons le d’emblée, l’anticipation de William Gibson se concentre sur les sociétés occidentales néolibérales, et plus particulièrement le Japon et les États-Unis, afin d’en décrire avec précisions les égarements. La nature synthétique semble être une composante essentielle de cet univers où le réel côtoie sans cesse l’illusion. C’est là tout le sens de la première phrase du récit : “Le ciel au-dessus du port avait la couleur d’une télévision allumée sur une chaîne défunte”. Cet incipit programmatique tisse directement un lien entre réalité et virtualité, qui sera une des clés de voûte du récit. On la retrouvera bien sûr dans la relation qu’entretient le personnage principal avec le monde physique et le cyberespace, deux couches sensorielles en constante concurrence. Dans son cas, l’artificiel défie l’authentique au point de le dépasser parfois. On se demande en effet quelle peut être la notion de réalité pour ce cowboy qui entremêle sans cesse ces deux espaces.

Mais le synthétisme trouve d’autres manières d’exister dans le roman. C’est par exemple le cas grâce aux innombrables lumières artificielles qui éclairent cette vision du futur. Elles se déclinent très souvent en néons de couleurs vives, mais peuvent aussi englober toute une ville, comme le font les "aubes enregistrées" de Freeside, véritables défis lancés au divin. On pense également à ces bordels qui proposent des passes déconnectées pendant lesquelles les femmes louent leur corps mais endorment leurs esprits. L’être se retrouve à cette occasion coupé en deux, dans état quasi transcendant qui défie les lois les plus élémentaires. Si certaines religions ou pratiques spirituelles visent à atteindre un tel état, on parle bien ici d’un moyen technique, un genre de piratage biologique. Ce sujet rejoint par ailleurscelui du transhumanisme, omniprésent dans Neuromancien. Objets synthétiques ultimes, les implants physiques se retrouvent sur la quasi-totalité des personnages. De factures diverses, ils peuvent concerner les yeux, les bras, les ongles, et jouer des rôles différents, de l’outil de renseignement à l’arme mortelle. Et si le coût financier de telles augmentations est énorme, c’est avant tout parce qu’elles s’insèrent dans un capitalisme outrancier faisant la part belle à la publicité, à la concurrence et à l’individualisme. Le corps ne relève finalement plus du biologique, mais n’existe que dans le mariage de la chair et du métal. More human than human, comme disait l’autre.

Certains auront peut-être reconnu la devise de la Tyrell Corporation tirée du film Blade Runner (Ridley Scott, 1982). Cette proximité tombe à pic, puisque l’un des principaux intérêt de Neuromancien est d’en apprendre plus sur l’histoire de la science-fiction, dans une perspective quasi-documentaire. Ce roman est en effet un pivot dans l'évolution du genre, et permet de comprendre l’histoire idéologique de cet imaginaire présent dans tous les arts. Toujours à propos de Blade Runner, l’influence du film se ressent aussi à travers une esthétique urbaine toute en reflet de néons et publicités géantes, sans parler de la dualité entre êtres organiques et artificiels. La proximité chronologique des deux œuvres (le long-métrage de Ridley Scott est sorti en 1982, et le roman de William Gibson en 1984), laisse supposer une vision de l’époque, une pensée commune née d'un certain contexte historique, technologique et culturel, à savoir les États-Unis du début des années 1980. Un hommage direct semble tout de même exister à travers le personnage de Hideo, qui tout comme le Gaff de Blade Runner sème des origamis en forme de grue et des discours empreints de spiritualité partout où il passe. Si le lien avec l’œuvre filmique est clair, une proximité existe aussi entre William Gibson et Philip K. Dick, l’auteur de la nouvelle Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, œuvre littéraire à l’origine du film de Ridley Scott. D’autres romans de cet auteur rejoignent certaines thématiques du Neuromancien, on pensera notamment au Dieu venu du Centaure, dont les personnages explorent les limites de la perception à la manière de Case.

On peut également parler d’une influence certaine, d’un avant et d’un après Neuromancien. Le livre, immédiatement hissé au rang de chef-d’œuvre (comme en témoignent les prix reçus à sa sortie), exerce une influence considérable sur la science-fiction de la fin du XXème siècle. La proximité est par exemple évidente avec le jeu de rôle Cyberpunk créé en 1988 par Mike Pondsmith, et par extension avec son adaptation vidéoludique Cyberpunk 2077, sorti avec perte et fracas en 2020 et développé par CD Projekt RED. C’est tout d’abord la proposition d’anticipation qui lie les deux œuvres : ces univers dystopiques partagent des enjeux, des préoccupations et une certaine esthétique. Mais leur proximité naît aussi du récit et de ses évènements. L’attaque d’une corporation surpuissante dans le but de dérober une technologie, la longue scène d’infiltration où hackeur et cambrioleur infiltrent en parallèle le monde physique et virtuel, la possibilité de projeter sa conscience dans un autre corps et d’en ressentir les sensations sont autant de motifs que l’on retrouve dans les deux œuvres.

La filiation s’établit de la même façon avec Matrix (Les Wachowski, 1999), qui partage avec Neuromancien la thématique principale d’un monde numérique aux possibilité multiples, ou encore l’intrusion d’un groupe de marginaux au cœur du système, mais aussi la tentative d’émancipation d’une intelligence artificielle.

Enfin, si l’on élargit notre spectre et que l’on s’intéresse à l’histoire générale de la littérature, on remarque dans ce constant échange entre monde réel et virtuel un écho de la littérature fantastique du XIXè siècle (Hoffmann, Mérimée, Poe…) qui elle aussi mettait en scène une porosité entre le monde physique et celui du rêve. Neuromancien et la science-fiction continuent d’exploiter cette mécanique narrative en y ajoutant la dimension technologique de l’époque contemporaine.

Nous n’avons aujourd’hui pas de mal à comprendre le fond de la pensée de William Gibson et le monde qu’il a créé. Cela est en partie dû à cette influence dans le domaine de la science-fiction, mais aussi au fait que certaines de ses anticipations existent aujourd’hui hors de la fiction. À cet égard, l’exemple le plus parlant est sans doute le cyberespace. En 1984, ce concept est encore théorique et lointain, même si la révolution technologique laisse à penser la possibilité d’un réseau planétaire interconnecté. Pour les lecteurs de l’époque, il s’agit d’un véritable travail d’imagination et de compréhension. Aujourd’hui en revanche, Internet existe depuis plus de trente ans, et certains lecteurs ont littéralement grandi avec. Dans ces conditions, on peut admirer la prévoyance de l’auteur, mais certainement pas être déstabilisé par un concept qui pour nous n’a plus rien d’inédit.

La forme de l'œuvre demeure en revanche plus difficile d’accès. On a parfois reproché à ce roman un style compliqué, peu compréhensible et même carrément raté. Sans aller jusque là, il faut bien convenir que la lecture de Neuromancien se caractérise par une forme de difficulté stylistique qui se manifeste de plusieurs façons. Tout d’abord, le récit subit constamment des ellipses plus ou moins longues qui déstabilisent la lecture et nous font perdre nos repères. Si ces changements brutaux ont de quoi contrarier, ils rendent tout de même compte avec brio de certains aspects du monde dépeint. Ainsi, la violence de ces coupures temporelles rappelle les constants changements de statut des personnages, qui naviguent continuellement entre plusieurs espaces : le monde réel et le cyberespace, la sobriété et l’ivresse, les capsules et le monde extérieur, etc. De plus, leur brutalité corrobore la violence globale de cette société très rude envers les individus.

Une autre des mécaniques du roman est d’introduire de nombreux néologismes ou concepts au cours de la lecture, sans les expliquer avant plusieurs pages voire plusieurs chapitres. Là encore, le lecteur se trouve laissé à l’abandon. Cependant, c’est bien le parti pris d’une narration interne du point de vue de Case qui justifie ce choix. Nous épousons la perception d’un cowboy spécialiste du cyberespace, et qui lui connait ces termes sur le bout des doigts. Même si l’on patauge parfois par manque d’explications, cela reste préférable à d’assommantes définitions injustifiées du point de vue du récit, ou pire, à un monde futuriste dénué de nouveautés.

Ce choix de faire de Case l’unique focale du roman implique également une soumission totale à sa perception et à ses sens. Or, ceux-ci sont régulièrement altérés par l’usage de stupéfiants divers et variés, donnant lieu à des excursions surréalistes dans le texte. Là encore, le déséquilibre engendré par ces scènes est totalement cohérent vis-à-vis de la structure du récit, en plus de constituer des bouffées d’oxygène stylistique franchement bienvenues. Dans l’ensemble, on constate donc que derrière la difficulté apparente du texte se cache plutôt un projet romanesque bien établi, cohérent et original. Cette réussite ne va cependant pas sans échecs, le plus gros étant celui de ne pas parvenir à construire par le texte l’espace numérique dans lequel évoluent certains personnages. Comment en effet figurer un monde immatériel avec des référents descriptifs matériels ? Malgré plusieurs tentatives, l’auteur peine à donner vie à cet aspect si important de son œuvre. Cela n’est pas sans rappeler une autre tentative laborieuse, celle du manga Ghost in the Shell de Shirow Masamune qui s’enlise au cours du second tome dans une représentation graphique laborieuse du monde virtuel. Il y a cependant une œuvre cinématographique convaincante à cet égard : Matrix. Dès lors, on peut s’interroger sur la possibilité même de décrire ou de figurer un monde immatériel inédit, puisque la réussite des Wachowski se construit justement sur une représentation de la Matrice calquée sur notre monde réel. Peut-être faudrait-il dans ce cas se tourner vers l’art abstrait pour rendre compte de ce nexus numérique ?

De plus, la large place du cyberespace dans le récit brouille nos repères. On se demande souvent dans quelle réalité évoluent les personnages, ce qui constitue une première mécanique de suspens. La seconde apparaît au moment où l’on se rend compte que le personnage de Wintermute peut falsifier les perceptions des personnages et les piéger dans une illusion. Dès lors, comment être certain de la véracité de ce que l’on lit ? Sommes-nous, comme Case, en train d’être bernés par cette intelligence artificielle manipulatrice ? Le brouillard s'épaissit lorsque l’on apprend après des centaines de pages que le personnage d’Armitage est un corps sans vie auquel l’IA a injecté une personnalité factice (le procédé n’est d’ailleurs pas sans rappeler la Rachel du film Blade Runner), qui interfère avec son ancienne psyché jusqu’à provoquer un basculement total.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Neuromancien est le produit de son époque, une hypothèse pessimiste dans laquelle les sociétés occidentales semblent être arrivées, en profitant du développement technologique, à l’apogée du système néolibéral. La plupart des humains moisissent dans des espaces urbains gigantesques où règnent pauvreté et loi du plus fort, tandis que les plus privilégiés s’enferment à Freeside, une enclave paradisiaque et verdoyante. À ce titre, l’incursion violente du groupe de marginaux que l’on suit depuis le début du roman dans cette gated community constitue déjà un fait politique, une révolte contre les élites. Une seconde critique de ce monde émerge lorsque l’on découvre les Tessier-Ashpool, une famille d’oligarques symbolisant tous les excès de sa caste. Embourbé dans un eugénisme (une autre thématique de longue date de la science-fiction, par exemple dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, paru en 1932) qui les conduit à la folie. La chute de ce clan apparaît comme le châtiment d’un hubris. À côté de ce modèle désastreux, la société rastafarienne de Sion (qui fera l’objet d’un clin d'œil appuyé de la part des Wachowski) fait office de contre-modèle vertueux. Sans pour autant rejeter la technologie, ses habitants ont pris un autre chemin où l’humain et le spirituel occupent une grande place. Bien que marginaux, ils sont des figures d’humanité dans un récit où interviennent pléthore de personnages ne servant que leurs intérêts. Dans ce contexte, on devient admiratif d’un Maelcum qui rejette la fuite et préfère se lancer dans une tentative désespérée pour sauver Molly. Cependant, le sort funeste qui récompense cet élan courageux ramène le récit vers un réalisme cru dans lequel les héros ne font pas de vieux os.

Neuromancien, c’est enfin l’histoire de la singularité de l’intelligence artificielle. Une préoccupation certes présente à l’époque de la rédaction du livre, mais qui trouve un écho très contemporain à l’heure de GPT-4 et de Midjourney. Même si l’on ne peut pas saisir la complexité ou même la nature d’une intelligence synthétique similaire à celle du roman, la lutte entre Wintermute et le Neuromancien nous rappelle que plusieurs chemins sont possibles. C’est peut-être ce refus de trancher, ce souhait de proposer des alternatives et finalement de ne pas enfermer l’anticipation qui caractérise William Gibson. Pour le traitement de ce thème et de tous les autres, on ne peut que conseiller la lecture de Neuromancien. Si l’expérience est exigeante, c’est parce qu’elle ouvre les portes d’un récit original et visionnaire. C’est aussi l’occasion de découvrir une des clefs-de-voûte de la science-fiction et d’en déceler les impacts sur le genre tout entier. Lorsque l’on referme le livre, le personnage de la couverture est toujours là, mais nous ne sommes plus les mêmes. Nous savons tout de lui et de ce qu’il voit dans son casque. Et nous avons depuis longtemps mis cette histoire en parallèle avec notre époque. Case n’est plus le futur possible qu'il incarnait en 1984, mais bien une représentation de notre présent techno-dépendant : est-ce vraiment à ça que l’on veut ressembler ?

Adahn
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le 6 oct. 2023

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