Les Lettres de Guerre de Jacques Vaché couvrent quatre années sur le front, des tranchées de la Somme et du Nord aux hôpitaux militaires. La qualité littéraire de cette correspondance est assez inégale, le voeu de proposer l'exhaustivité de ses écrits entraîne immanquablement une hétérogénéité dans la facture des lettres : je dirai que 20% de ces lettres sont intrigantes, inénarrables et proprement littéraires.
Pourquoi éditer les lettres d'un poilu parmi (malheureusement) tant d'autres qui écrivaient chaque jour sur le front pour tromper l'ennui et l'angoisse de la mort ? Jacques Vaché est le détonateur du surréalisme, croisant dans sa convalescence de 1916 le jeune André Breton, infirmier dans un hôpital nantais. Ce que je trouve passionnant dans ce personnage, c'est toute la mystification qu'André Breton va produire autour de lui (il dira : « Jacques Vaché est surréaliste en moi. » dans le Manifeste du Surréalisme, 8 ans plus tard).
Dandy détaché des choses (il revendique "la désertion à l'intérieur de soi-même"), il fera une très forte impression à Breton qui semble presque définir le surréalisme à l'aune de sa personnalité fantasque. Quand on lit la fascination qu'exerce ce soldat désinvolte et cynique sur Breton, on peut il me semble parler de coup de foudre amical. Vaché survivra à la plus atroce des guerres mais mourra quelques mois plus tard d'une overdose d'opium, à l'âge de 24 ans... la mythologie Vaché se met en branle.
Lire enfin ce personnage mythique créé par Breton, dans des lettres on-ne-peut-plus incarnées d'un homme craignant la mort et ironisant tant bien que mal sur le sort terrible réservé aux soldats mobilisés, crée une intertexualité troublante et passionnante.
Les lettres sont destinées à la fois à sa famille (ce sont les plus banales), à sa marraine de guerre qui reçoit quelques confessions angoissées, à ses amis d'enfance (cyniques et drôles) et à quelques futurs surréalistes comme Breton ou Fraenkel (et même une courte pour Aragon). La différence de langage entre les différents destinataires est assez frappante, on peut y lire certains épisodes de la Guerre sur 3 tons complètement différents : le réservé et rassurant pour les parents, le cynique angoissé pour les amis, et encore le proprement littéraire et plein d'inventions pour les amis surréalistes.
C'est parfois un régal de lire sa plume ("Enfin, ce soir, comme un clou, les boches ont bombardé la crête voisine avec de grosses, très grosses choses - un coucher de soleil splendide, et c'était amusant un peu de voir la tulipe énorme de feu soulever le sol et se changer en un gros tire-bouchon de suie lourde sur le couchant"), souvent plutôt ennuyeux (les éternels demandes d'envoi de colis faites à sa mère par exemple).
En lisant ses Lettres de Guerre, j'ai eu l'impression d'en apprendre plus sur Breton que sur Vaché, qui reste insaisissable et fuyant à soi-même. En 1949, Breton dira pourtant avec emphase que Vaché est l'homme qu'il a "le plus aimé au monde". Rien de moins. Vaché était surréaliste avant Breton ("j’ai retrouvé un bout de soeur doré sur la tranche", en parlant de sa petite soeur bébé, rousse comme lui), Breton est en quelque sort le théoricien du mouvement et lire ces lettres c'est découvrir l'esprit libre qui a induit ce vent de fraicheur sur la scène artistique. Quand la rencontre de deux âmes font des étincelles.
Gallimard a réalisé un excellent travail de mise en perspective, autant avec la préface fournie de Patrice Allain qu'avec les centaines d'annotation qui s'égrènent au fil des mots. Je note la qualité littéraire inégale du volume (mais Vaché cherchait-il à être publié en Edition blanche quand il écrivait à sa mère de lui racheter des culottes, je ne pense pas), mais je suis heureuse que cette publication soit enfin proposée à tous !

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le 16 juin 2019

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