A bien l'observer, le récit d'aventure a besoin de trois facteurs pour devenir ce qu'il peut atteindre au meilleur de sa forme: un art majeur.


1) Des aventures dignes de ce nom.
2) Un auteur capable de les relater avec un talent à la mesure desdites aventures.
3) Ce même auteur portant un regard à hauteur d'homme sur ses semblables.


Réunir ces trois conditions peut sembler surhumain. Ou le fruit d'un concours de circonstances improbable. Pourtant, une logique implacable se glisse derrière tout ceci.


Qu'un narrateur ait pu survivre à une somme de péripéties telles que celles décrites dans le livre d'Henry De Monfreid revêt un caractère finalement froidement statistique: tous ceux qui n'ont justement pas survécu n'ont jamais pu écrire de livre. Il fait donc simplement partie de ceux qui sont passés à travers.


Que le type ait EN PLUS suffisamment de talent pour nous raconter ça de telle façon qu'on ne veuille jamais lâcher son bouquin est encore une fois logique: tous les aventuriers téméraires et-à-la-fois bénis des dieux mais sans aucune capacité littéraire ont gardé pour eux leurs 1001 aventures: on ne le saura donc jamais.


Les fruits de ces calculs de probabilités sont donc rares mais irréfutables. Ils se nomment Trelawney, Leys, Garneray, Amundsen, Bruce ou London.
Et je me dois d'ajouter aujourd'hui Henry de Monfreid donc, que je viens de découvrir.
Ami de Kessel, chercheur de perles, trafiquant d'armes, de hachich, marin, explorateur ethnographe et observateur passionné de la race humaine.


Ces secrets de la mer rouge constituent les tous premiers pas, ou plutôt devrais-je dire, les premières mises à la voile de cet homérique risque-tout dans le grand océan de l'aventure. Une parfaite introduction à cette vie dont presque chaque journée fut plus riche en événements que la plupart de nos existences complètes.


Et quand je parlais de regard à hauteur d'homme (le troisième facteur indispensable à un récit d'aventures édifiant) il se caractérise ici par deux aspects.
D'abord une façon de considérer autrui qu'en fonction de ses actes, et jamais de ses origines ou croyances. Henry rencontre autant d'amis ou d'ennemis chez les coloniaux que chez les natifs des régions entourant l'Abyssinie. Ses frères d'âme sont le plus souvent ses compagnons d'infortune.
Ensuite, dans la manière qui est la sienne de se placer au cœur du récit: il serait facile de se donner le beau rôle, de souligner une intuition géniale et des revers du sort indépendants de ses décisions: il n'en est rien. Monfreid ne cache aucun de ses doutes, ne minimise rien de ses erreurs, et ses plus belles réussites sont souvent décrites comme des coups du destin. La chose est admirable.


Tout comme est admirable le vent qui le pousse vers l'inconnu. Nul désir d'asservir son prochain ou de froidement accumuler les richesses. Le fruit de son grand saut dans une eau pleine des périls et des récifs de la mer rouge est une série d'échecs professionnels et un ennui tenace. A quoi viendra se greffer une audace et un mépris sa propre mort qu'il justifiera ainsi, après avoir cru se noyer avec pour seul espoir l'hypothétique passage de son bateau, au beau milieu d'une baie plongée dans un pleine nuit opaque:


"En songeant après coup à l’espèce d’agonie ou j'étais entré sous les reflets de la vieille bouée, je me suis rendu compte combien la mort est une chose simple, je devrais même dire inexistante. La lutte que nous semblons lui opposer volontairement n’est qu’une série de réflexes inconscients, auxquels notre «moi» pensant cesse très rapidement de prendre part. La fiction de l'âme quittant le corps traduit très bien cet état d’anesthésie psychique qui doit exister dans toute agonie et grâce à laquelle la mort n’est pas plus effrayante que le sommeil.
Je n’ai jamais oublié cette impression et elle a fortement contribué à me donner un mépris à peu près absolu pour toutes les préoccupations relatives à la mort, je veux dire à la mienne, car pour ceux qui nous sont chers, elle garde, hélas, toute son horreur
."


Et comme les grosses barques à voiles sillonnant la mer rouge sur lesquelles cheminait Henry De Monfreid s’appellent des boutres, mon conseil final sera simple et sans appel: emboutrement immédiat !

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le 28 nov. 2018

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guyness

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