"Here and there mounds of bodies rose like earthless barrows."

Steven Erikson n'aime rien faire comme personne : plutôt que reprendre les personnages qu'il avait laissés dans Les Jardins de la lune, il propose avec Les Portes de la maison des morts... un second premier tome, en mettant en scène un nouveau contexte ; de nouveaux personnages ; un nouveau fil scénaristique.


Le lecteur est transporté à Sept-Cités, vaste région de cités-états sous la tutelle de l'Empire malazéen depuis déjà plusieurs décennies, à l'issue d'une conquête parfois sanglante qui a laissé ses marques dans la population. La révolte gronde : le bruit court que Dryjhna, l'Apocalypse, se réveille et se prépare à restaurer l'ordre et à chasser l'oppresseur. Et lorsqu'un continent entier se soulève contre ses maîtres et cherche à se libérer de ses chaînes, la dernière armée malazéenne du continent n'a autre choix, pour sa survie, de tenter une fuite désespérée à travers des semaines de territoires hostiles, jusqu'à Aren, dernière ville sous le joug de l'Empire.


Les Portes... est un roman difficile, à plus d'un titre. D'une part, le style érudit d'Erikson, associé à son habitude de ne jamais expliquer grand'chose donne à l’œuvre un aspect opaque, qui fait aussi son charme.
D'autre part, ce roman est une tragédie. Un absolu désastre, duquel le lecteur sort déchiré, éventré. Parce que l'on a ici des hommes, des femmes, des soldats qui à la force de leurs bras, par la force de leur volonté s'accrochent jusqu'au bout à la vie – mais parfois, cela ne suffit pas, car quand l'ennemi est partout autour, qu'il est supérieur en nombre et en moyen... Il ne reste alors que le dernier baroud d'honneur, et puis la tombe. La Chaîne des Chiens, menée par Coltaine le général, racontée par Duiker le soldat historien, n'est qu'une fuite en avant, qui traverse le roman de bout en bout et qui lui donne son âme. Il faut lire ces batailles sanglantes, vibrantes du désespoir de simplement vaincre aujourd'hui, pas pour pouvoir finir la guerre, non... simplement il faut pouvoir être encore là demain, quand il faudra, inévitablement, reprendre encore les armes. Il faut lire le spectacle de ces champs de corps en ruine, de ces fleuves rougis de sang, du passé qui éructe de la terre pour éclairer le présent ; il faut lire la noblesse qui parfois émerge de la violence, la reconnaissance de l'exploit, de l'héroïsme.


Mais Steven Erikson, donc, ne fait jamais rien comme tout le monde. Alors, par-dessus, autour de l'histoire déchirante de la Chaîne de Coltaine, il tisse d'autres toiles, qui s'intersectent pour certaines dès ce volume, tandis que d'autres ne sont que des ponts jetés vers l'avenir. Il y a bien sûr l'épopée de Felisin, la sœur de la nouvelle Adjointe à l'impératrice ; envoyée en esclavage dans les mines, née dans la mauvaise famille, elle parvient à s'échapper de ce destin... mais elle n'a pas en ressortir que changée : elle a connu la faim et la blessure ; elle a vendu son corps pour survivre ; elle grandit amère, et elle nourrit des idées de vengeances... Son odyssée personnelle l'emmènera loin, très loin de là où elle est née. Il y a aussi Icarium, le géant amnésique, sans cesse à la recherche de son passé, et son compagnon Mappo, qui reste là, fidèle garde... mais qui protège-t-il vraiment ? Il y a le voyage de Kalam l'assassin, parti pour tuer l'impératrice Laseen, avec lui Crokus et Apsalar, les jeunes amants, le voleur et la possédée, occupés à se chercher eux-mêmes et leur place dans le monde.


Il y a des destinées héroïques dans ce livre, des trajectoires de comètes si brillantes qu'elles en coupent le ciel en deux ; il y a beaucoup de morts aussi, beaucoup de souffrance, mais on ne peut pas ne pas la lire, on ne peut l'ignorer : parce que sans notre regard, tout ceci serait bien vain. Et il nous appartient de nous porter témoin...


Critique publiée le 10 juin 2014, sur la fiche du roman en version anglophone.

Penro
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le 3 sept. 2019

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Penro

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