« Car vous me permettez Nastenka, de faire récit à la troisième personne parce qu’à la première j’aurai terriblement honte. »


Ce sont là les paroles d'un rêveur ; un narrateur qui refuse d'assumer son rôle, d'investir le réel. Un jeune homme seul qui n'a été que témoin du monde et se retrouve par hasard à devoir y interagir. Ce personnage sans nom et sans histoire, découvre l'amour dans sa plus pure naïveté mais aussi sa cruauté.


Dostoïevski est sûrement l'un des auteurs les plus commentés de notre temps ; il n'en reste pas moins ouvert pour tous apprentis lecteurs. Cette œuvre miroir révèle encore aujourd'hui, les failles les plus profondes de l'homme. Bien qu'éloigné du foisonnement de ses futures grandes œuvres, Les Nuits Blanches, permet déjà au jeune Dostoïevski d'atteindre l’universalité. Ce narrateur sans nom est un corps qui n'attends qu'à être investi par un lecteur qui n'a pas peur de faire face aux douleurs de son passé. L'écrivain, fin psychologue, feint la simplicité des personnages pour toucher à nos sentiments les plus purs et à nos travers insoupçonnés.


En quatre nuits et quatre chapitres, notre rêveur s'attachera (trop) rapidement à cette pauvre Nastenka et à son histoire d'amour. Des nuits emplies de discussion, argumentant sur l'amour, qui changera notre héros fantasmatique. Il deviendra le complice de cette fiction du réel et en même temps la frustration de ne pas être au centre de cette intrigue se fera sentir. Dostoïevski procède à une ingénieuse mise en abyme : le rêveur est un lecteur qui d'un coup devient personnage d'un récit ; il est à la place que nous aurions toujours voulu être. Un « je » qui se raconte à la 3ème personne ; un lecteur qui transforme sa vie en roman, imaginant des histoires aux passants anonymes qu'il croise à travers ses errances dans Saint-Pétersbourg. A première vu, un éloge au pouvoir de l'imaginaire. Mais l'auteur n'en reste pas moins pessimiste : la réalité est cruelle et les fantasmes que nous renvoyons à l'autre nous détruisent. Le rêveur, à force de voir les passants de Saint-Pétersbourg comme des personnages de fiction, a perdu le sens du réel. Une fois ses illusions perdues, le narrateur ne peut envisager un avenir radieux et se privera de l’extérieur, source de tous les maux.


Œuvre de jeunesse, Les Nuits Blanches n'est pas exempte de défauts, mais ceux-ci sont excusable au vu des œuvres futures de Dostoïevski : trop proche de la nouvelle, l'écrivain trouvera une plénitude dans ses prochains romans, plus longs, mieux dessiné où il se libérera de toutes les contraintes du récit court. Ici la redondance de la structure avec ses quatre chapitres rend le propos de Dostoïevski prévisible et fait de ses personnages les pantins d'un procédé narratif. Cette sensation se trouve toutefois nuancée par le lyrisme de leur dialogues et de leurs sentiments. Le roman joue sur cet équilibre fragile, et sa portée s'en retrouve légèrement diminuée. Il est encore loin, le temps où l'auteur jouera sur la longueur du récit pour donner une vision totale et complexe du monde.
Néanmoins, ce roman constitue pour Dostoïevski une étape importante dans sa conception du roman et du monde. C'est l’œuvre qui marque le passage entre l'auteur lyrique et utopiste du début à l'écrivain sombre mais lucide que nous connaissons tous. Les Nuits Blanches, c'est notre portrait en rêveurs baignant dans la virtualité d'une histoire ; mais c'est aussi un roman cathartique qui nous amène, à l'image de Dostoïevski, à revenir au réel pour mieux l'accepter. L’ambiguïté du réel merveilleusement rendu par les contraintes de la fiction.

Malossanne
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le 13 janv. 2016

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