Je ne sais s’il est possible d’écrire une critique à la hauteur de cet ouvrage, qui vraiment le comprenne et l’explique, qui lui rende hommage ou le condamne en toute connaissance de cause ?
Il s’agit là plus d’une réaction immédiate à la fin d’une lecture que d’une critique éclairée et distante, qui se serve du souvenir des émotions éprouvées et pas d’elles-mêmes sans recul. Peut-être regretterais-je dans quelques temps cet emportement. Tant pis, je suis bien aise à me laisser prendre dans cet amour tant qu’il est là et qu’importe qu’il disparaisse ou s’atténue « ah si c’est une illusion que je meure avant qu’elle finisse » a écrit Madame de Tourvel à propos du Vicomte de Valmont.


Malgré toutes les allégations sur un certain féminisme -terme anachronique il est- pour l’époque du roman, dans les déclarations de la marquise de Merteuil notamment, la fin est antithétique au possible avec ces idées. Qui gagne avec le beau rôle ? Valmont, Danceny, les prudes religieuses et moralisatrices (sauf Madame de Tourvel bien entendu décédée, suite à son écart de la religion tout de même). Comment finissent ces deux jeunes gens que sont Danceny et Cécile ? Religieux. Bien qu’il soit bien plus blanchi qu’elle. Comment finissent Merteuil et Valmont ? Il meurt mais en héros presque alors qu’elle perd tout et finit défigurée, humiliée et huée. Alors, « à bon entendeur, salut », pour l’époque il s’agissait d’éviter une certaine censure de l’opinion commune, entrer dans la voie des Lumières, cette morale était nécessaire.
Cependant, l’on retrouve toujours aujourd’hui la marquise de Merteuil dépréciée. Elle n’est pas seulement considérée comme une représentation du danger des liaisons et de l’écart avec la vertu. Non, elle n’est pas appréciée, on se moque qu’elle représente juste et elle est condamnée par les lecteurs mêmes. Une mauvaise femme, pourquoi ? Son ambition, son rationalisme, son cynisme ? parce qu’elle aime les plaisirs et la manipulation, pour elle indispensables à l’émancipation de son sexe à cette époque ? Tout de suite est-elle dépravée ? Enfin, là n’est pas le sujet que le sexisme encore prégnant de l’époque. Toutefois, même sa sentence moralisatrice est ambiguë, exit le procès, la maladie qui la touche est la petite vérole, une maladie arbitraire presque un coup de la Providence. Or, bien que parfois cette même punition divine soit évoquée par différents personnages pieux, et plus pour contenter un publique encore croyant, il n’est pas difficile de s’en affranchir et n’y pas voir trop de religion au fond. La véritable moralisation aurait été la grande vérole, la syphilis, qui elle découlerait directement du libertinage de Merteuil, comme conséquence et punition de ses mœurs et manipulations. La petite vérole au lieu de celle-ci, comme symbole, pose la question de sa véritable condamnation par Laclos lui-même (hypothèse personnelle). Une première lecture, de tous les jours, sans chercher une réflexion critique donnera juste une maladie qui la punit sans vraiment y penser (surtout si la connivence des termes n’est pas connue du lecteur).


J’avoue personnellement apprécier grandement ce personnage, même si je ne suis pas en accord dans mon vécu avec le libertinage, ce personnage est pour moi grandiose et fascinant. Je remarque que malgré toutes ses prétentions avec Valmont, nous n’avons pas de véritable démonstration de son génie machiavélique et son pouvoir d’écriture (cela s’explique peut-être par son idée de l’écriture comme dangereuse), si ce n’est avec quelques lettres à Cécile et Danceny, une ou deux à Madame de Volanges. Ce sont toutefois ses actions qui sont les plus parlantes, bien que seulement rapportées, comme son histoire avec M.Prévan. Une telle compréhension sociale (pour moi l’inadaptée qui n’y comprend rien) est absolument délectable à lire, toute son étude anthropologique voire éthologique, la maitrises d’elle-même, le matérialisme et rationalisme philosophique, l’absence de sentiments…


La vraisemblance pragmatique des actions est parfois remise en cause, certainement : mourir de chagrin pour une présidente, une retraire religieuse pour une jeune fille avec 60 000 de rente… Néanmoins, les passions sont vraisemblables, la psychologie, les humeurs humaines le sont, vraisemblables, exaltées sans tomber dans le romantisme anglais exacerbé (Austen et les sœurs Brontë en particulier). Le ton change avec lenteur, insidieusement, tout au long des lettres, les personnages se dessinent, s’étoffent, se découvrent même lorsqu’ils ne le veulent (Merteuil), s’aiment, se détruisent… Bien que j’apprécie peu la fin, malgré sa vraisemblance et sa décence, je note toutefois être ravie de n’avoir pas trouvé ce parti pris (d’un des films je crois) d’avoir fait parvenir un amour de Valmont à Mme de Tourvel par Danceny à sa mort. Je conçois les extrapolations déclarant qu’il s’est laissé tuer et mourir par vide et lassitude, perdu de tout amour, mais plus pour Merteuil que vraiment Mme de Tourvel. Je pencherais plus sur un dernier acte de passion désespérée que de véritable vengeance avec la remise des lettres incriminantes à Danceny… Tu m’as détruit ma belle amie, je sombre alors sombre avec moi. Un amour perfide et pervers mais amour qui les rejoint ensemble dans leur perte.


Comme indiqué plus haut, je réagis ici « à chaud ». Peut-être que l’étude universitaire qui va m’être proposée en cours et la distance du temps réflexif me fera changer d’avis. Je doute cependant de désaimer Merteuil. Un tel génie social, une telle force, une telle fierté et pourtant, malgré elle, soumise à certains sentiments qui précipiterons sa déchéance. Je refuse cependant de les juger mauvais, qu’ils ne valent pas la peine. Qu’elle vie d’hypocrisie et d’ennui dirait Merteuil si rien n’est ressenti jamais (elle feindrait et garderait une maitrise cependant), peu importe les conséquences.


Edit : Pas une seule fois la marquise ne se soumet. Dès lors, une autre interprétation, non pas opposée à la première, de l'acte de Valmont serait qu'il a en donnant les lettres tenté une dernière fois d'emporter la mise sur Merteuil. Entreprise réussie matériellement et socialement mais non pas sur la personne toujours digne.

Indriya
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le 3 oct. 2017

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