(critique contenant des spoilers)



L’aventure d’une écriture : une œuvre métapoétique



Autant le dire pour régler la question : Les Jardins statuaires exhibe une forme travaillée, surprenante, poétique, à découvrir si l’on aime la science-fiction et le travail de la langue.


L'œuvre se parcourt comme un rêve éveillé, happe vite le lecteur dans les méandres d’une narration très explicitement métapoétique, qui explore dès son origine la question même de l’acte littéraire, de la création, de l’informe comme inachevé, germe de toutes les réalisations futures, alors même que le protagoniste est lui-même encore ouvert à tous les possibles diégétiques. L’œuvre évolue au rythme lent et méticuleux d’un parcours erratique, celui de jardins où poussent d’étonnantes statues. Celles-ci apparaissent bientôt comme autant de variations autour d’une semblable métaphore, d’un même appel analogique, elles signalent l’acte d’écriture, le travail d’une forme qui semble programmée dès sa sortie de terre mais dont la fin est insue  des jardiniers. Parfois, la statue achevée n’est pour l’un d’entre eux qu’un fatidique miroir. C’est la mort de l’auteur.



Trois taches sur le tapis



1) Le personnage principal, à la fois visiteur religieusement accueilli de domaine en domaine et scribe volant, devient le prétexte à une écriture de l’errance. Certains passages sublimes préparent parfois quelques errements où l’écriture semble fascinée par ses propres pouvoirs et se mire narcissiquement à son propre miroir


2) Ce qui peut aussi entraver la lecture, c’est le parcours fastidieux des us et coutumes des différents domaines. Le narrateur-personnage, visiteur et hôte, se montre toujours soucieux de suivre l’étiquette — l’on se doute que celle-ci a quelque résonance métaphorique. Il s’agit alors d’interpréter des signes discrets : la réserve d’un interlocuteur, un silence, une geste, un haussement de sourcils. Seulement, ce décodage n’a pas la saveur de la traversée d’un salon ou d’un clan chez Proust : ici, tout est lourd, appuyé, répétitif, finalement peu habile. Cette lourdeur est d’autant plus agaçante pour le lecteur qu’elle se mêle rapidement à l’élaboration fascinée d’une partition sociale et genrée qui n’a plus rien d’exotique ni d’onirique.


3) Troisième point, et pas des moindres : la place accordée aux femmes dans l’œuvre. Les femmes apparaissent comme d’invisibles silhouettes, ce sont les OBJETS du fantasme masculin, dont on n’ose rien dire (mais dont on veut évidemment tout savoir), qui se déplacent au loin, dans le secret de labyrinthes de verdure où elles cousent et travaillent en chantant. « Là comme le monde des femmes » nous dit le narrateur, p.150, lequel se « demand[e] si les domaines ne [sont] pas la figure agrandie de ce jardin originel » (151). Et il ne s’agit pas même d’un ordre ancien que le héros va contribuer à ébranler ! Les péripéties ne permettront pas de renverser cette distribution genrée des pratiques et des espaces : « Il y avait dans une des grandes pièces du rez-de-chaussée un métier à tisser dont il lui avait enseigné le maniement et où elle passait le plus clair de son temps » (p. 511). Mais cela ne s’arrête pas là puisque, le protagoniste va évidemment vivre quelques aventures de cœur. La première version, assez inquiétante, où une jeune femme s’offre au héros par devoir plus que par envie — rend le caractère esthétisant de l’écriture assez gênant. La seconde version, plus agonique, se pare des atours inquiétants et guerriers de la belle amazone, à la fois distante, inaccessible et dangereuse. On ne quitte donc toujours pas le cliché phallocentré, et la femme ne sort finalement toujours pas du rôle qu’on lui assigne. Disons, pour être plus précis qu’elle ne le quitte que ponctuellement et pour mieux le retrouver, s’y confiner (comme dans la Lysistrata d’Aristophane).



BILAN : Des jardins statutaires



C’est donc un doux parfum de dystopie qui plane sur ces jardins finalement plus « statutaires » que statuaires. Celui d’un monde inconscient de ses dérèglements où les hommes travaillent la terre jusqu’à leur mort loin des femmes, fantasmées, qui dans leur retraite secrète s’épuisent en miroir dans des travaux que l’on réserve à leur sexe (tissage, couture, « menus travaux ») lorsqu’elles ne deviennent pas dès leur plus jeune âge des prostituées offrant leur corps à chacun, recevant le mépris de tous.
Car il est bien question de statut, toujours de cela. C’est cet immobilisme granitique de la tradition qui contredit en permanence le projet même de l’œuvre : celui de faire voyager, de confronter le lecteur à l’inconnu, de le faire rêver.
Nous rêvons, c’est vrai, certains passages sont très beaux, mais cela ne dure jamais, et nous sommes vite rattrapés par les pesanteurs du réel qui ne dit pas son nom. Pour s’en convaincre, il n’est que de considérer ce passage à la fin de l’œuvre où le héros évoque sa fille d’élection pour comprendre combien l’oeil du narrateur-personnage est contaminé par celui de l’auteur dont il n’est que le porte-voix : « J’avais changé de statut à ses yeux ; le prestige du gardien faisait de moi un compagnon, presque un égal, et je commençais à penser que je n’avais pas perdu au change » (p. 515)


Outre ces différents points, le charme et l’intérêt de cette œuvre s’épuise, s’érode progressivement. D’ailleurs, de façon assez piquante, cette déperdition d’énergie et d’attrait est évoquée par le protagoniste, qui de façon métapoétique, semble ne plus savoir quelle quête il poursuit.


Pour résumer :


Point positifs :
- une écriture intéressante, mais parfois ampoulée
- un thème original
- une œuvre perpétuellement métapoétique


Point négatifs :
- trois cent pages de trop
- des personnages féminins catastrophiques
- une intrigue qui s’épuise et semble disparaître peu à peu

Queequeg
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le 6 juin 2018

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