Mirapolis
7
Mirapolis

Album de Rone (2017)

Des mois. Cela faisait des mois que j’attendais cet album…



L’homme et l’œuvre



Je considère Rone comme l’un des plus grands artistes electro français (si ce n’est LE plus grand). Il parvient depuis quelques années à plaire à un public grandissant tout en proposant des explorations aussi originales que poétiques. Sa coopération avec Damasio pour « Bora Vocal » témoignait déjà d'une ambition louable, celle de proposer un voyage poétique et complexe au plus grand nombre. C’est d’ailleurs par le biais de ce morceau (incroyable) que j’ai découvert l’auteur de La Horde du Contrevent. La musique de Rone ressemble à l’artiste : à la fois simple et complexe, accessible et indie dans la construction et les références convoquées. Bref, j’adore l’univers de ce mec dont je jalouse les amis les plus proches…



Un mirage nommé Mirapolis



J’ai écouté patiemment et méticuleusement chaque piste de Mirapolis - que j'attendais comme un nouvel univers, comme un autre voyage sonore - mais je n’ai pas retrouvé ce que j’avais adoré dans les précédents albums : cet allant, cette fougue, cette soif d’ailleurs, cette puissance créative, cette déferlante mentale.
C’est ce qu’illustrait merveilleusement la pochette du tout premier album « Spanish breakfast » (une silhouette masculine invitée à suivre un lapin bondissant, réécriture du voyage carrollien) puis celle de Creatures, en 2015, figurant dans un joli noir et blanc le visage d’Erwan Castex enseveli jusqu’aux yeux dans une mer de cheveux /algues / ondes sonores, les lunettes noires reflétant un peuple de créatures hors-champ, le tout sur fond de voûte céleste. Je me souviens que j’avais crains alors que l’artiste ne se perde (ne se noie !) dans un album saturé de featurings : ce fut tout le contraire, puisque le résultat se révéla magistral d’intelligence, de sensibilité et de construction. Une véritable cathédrale sonore, mouvante et labile comme seuls le sont les rêves.
Pour Mirapolis, c’est évidemment encore savamment construit, et ce qui surprend d’ailleurs à la première écoute c’est la direction nouvelle que vient prendre chaque piste, comme si l’album reposait sur une logique centripète (et non centrifuge). Mais, ce qui me manque cruellement, c’est ce souffle, cette vague euphorique qui vient nous soulever et nous inviter au voyage. Alors, certes, des tracks comme « Lou », « Faster », font revivre la fougue des albums précédents mais ce que je retiens de l’album, c’est l’impression d’une valse triste. J’ai l’impression de cheminer tout autour d’un immense parc d’attractions abandonné (sans jamais pouvoir y entrer) et de vivre, à la faveur d’échos (oniriques ?) portés par le vent, le souvenir d’une gloire et d’un bonheur perdus. C’est ainsi un sentiment de frustration que porte l’album, d’autant plus tangible, que la dernière piste, « Down for the Cause », s’interrompt comme quelque chose qu’on vous enlève de la bouche, soudainement, et sans raison. D’autant que l’effet coitus interruptus ne donne pas ici envie de recommencer pour trouver ce que l’on cherchait : la frustration englobe l’album voire la précède : bref, la mélancolie est réelle.


I, Philipp


Sublime ouverture, qui me rappelle étrangement l'OST de Vangelis pour Blade Runner (en particulier "Blush response").


Crier au Lou


Une claque digne des albums précédents : Rone raconte dans une longue interview consacrée à France culture combien il a passé de temps à enregistrer sa fille pour réaliser cette piste…


Faster ou l'atomisme épicurien


A l'heure actuelle, c'est peut-être ma piste préférée.
Citizens of the empire
Welcome to the night
The night of your disappearance
Welcome to the light
Is there to be rearranged
Given new names
As we take new shapes and new dimensions
New forms, new forms, new forms
Particles and vibrations
Swirl around, swirl around, swirl around
And you know it's the same as you, in the same as you


Spank


Cette piste semble échappée d'un ancien album (je pense en particulier à Spanish Breakfast), je dis bien "échappée", car on sort la tête de l'eau et on s'élève -- bonheur fugace ! --. Rone, ce Baudelaire moderne, pris entre Spleen et Idéal...


Le pharmakon : « Switches » (feat baxter Dury)


Le thème est assez banal : après un rupture, des retrouvailles espérées. Seulement le monologue se signale par son narcissime coupable (« […] For the rest of us: fall in line, and it will be impossible to ignore moi. ») et par un désir amer et débarassé de toute illusion (« Switches you can switch off / Wild imagination could never touch… », « Watching you, nothing’s new »). Le dandy britannique se présente lui-même dans toute l’indigence et la fatuité de son effort pour coïncider avec ce qu’il n’est pas (« So, i got the right coats, and i got the right jumpers, and i got a slick pair of gloves (…) ».
L’appel à la ré-union du couple est le remède tout autant que le poison.


Origami


Une piste avec un faux-air de Fakear, la tristesse ondoyante (et la profondeur) en plus (attention, j’aime bien Fakear, mais, soyons honnêtes, il n’a pas le talent de Rone). Une mélodie lancinante, quelque chose de mécanique (le beat froid) que les nappes sonores ne réchauffent que de façon précaire.


Wave


Rone raconte avoir finalisé son album dans une chambre d’hôtel et installé son set up devant une fenêtre, face à la mer. Cette piste est sublime, comme le ressac, comme sans doute l'était l’horizon. La voix de Noga Erez est incroyable.
« I can see you wave, / I can see you wave / Raise your hands, wave, I am out of here / Raise your hands and wave ».
« Go out of your way, do it for me / While they smile, request, "Help me!" /
Put the screen down, I don't want them to see / Me as I plead, "Help me!"


Sur les hauteurs : Brest


Quelque chose ne cesse de disparaître au loin, comme dans certains rêves, pour devenir inaccessible puis invisible. L’auditeur vit ainsi une longue tragédie, la temporalité calculée, et comme « à rebours » de ce qui doit advenir, par la chaîne des causes et de leurs effets. Parfois, on prend de la hauteur, comme avec « Brest », et l’on observe depuis ce point culminant ce tranquille achèvement des choses (oui, c’est amer !), porté par un lancinant ostinato au violoncelle.


Regards par-dessus l’épaule : « Everything »


« You thought it was funny, you thought it was cool, you loved everything, everything, you can’t love everything, not everything… » (« Everything » feat Saul Williams). Désespoir cosmique (« you belong to somewhere bigger than yourself », « you destroy everything ») qui ne tire même plus de larmes puisqu’il vous arrache tout entier au bonheur narcissique et complaisant de la dépression…


L’oubli et le renoncement : Zapoï


Zapoï, comme un ressac langoureux, nous arrache à notre mémoire et prévient (ironie tragique) la fin brutale qui sera celle de l’album, et que l’on pressent donc déjà physiquement…


Mirapolis : regards et mirages


Des ritournelles s’échappent en volutes dans l’air nocturne alors qu'apparaissent peu à peu les formes complexes du parc. Elles s’animent, mais ne prétendent pas pour autant exister. Elles ne dureront pas, nous le savons maintenant -- raison pour laquelle la piste qui donne son nom à l’album est l’antépénultième : elle inaugure la fin.


Down for the cause (feat. kazu Makino)


Réentendre la voix de Kazu Makino m’a fait un bien fou ! Nostalgie du sublime « Misery is a Butterfly » paru en 2004. Outre le fait que ce titre est tout à fait en prise avec le projet de Rone, certains vivront une nostalgie « physique » (pour ce qui me concerne d’ « Elephant Woman », de « Magic Mountain » et de « Doll is mine ») au son de cette voix qui referme l’labum sur un doux-amer léger (la voix gracile de Kazu Makino) et pesant (le beat sombre et tranchant comme un couperet)



BILAN



« Rien ne distingue les souvenirs des autres moments. Ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître » (La Jetée, Chris Marker)


C’est ainsi un album qui a déçu mes attentes.
Mais, après tout, n’est-ce pas le principe de toute grande œuvre ? Je l’apprécie de plus en plus à mesure que je le réécoute : il est sublime, bien réalisé, riche et déroutant.


Mais quelle tristesse ! Quelle tristesse ! Comment sortir de cette écoute sans avoir le cœur lourd et l’estomac dans les chaussettes ?


C’est peut-être ce qui me gêne le plus, et que je ne m’attendais pas à trouver, dix ans après les débuts d’Erwan Castex : une tristesse confondante. A mon sens, il s’agit presque d’un album-requiem, beau et incontestable, mais que l’on se gardera de passer en soirée. Je suis curieux de voir ce que ça donnera en live, et d’écouter les nouveaux détours que prendra Rone pour faire vivre chacun des univers campés dans cet album.


Comment noter pareil album ? Je sais que la note associée à cet album (7) changera de semaine en semaine jusqu’à irrémédiablement atteindre les dix... C’est couru d’avance.

Queequeg
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le 5 nov. 2017

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Queequeg

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