Il ne sert à rien de commencer quelque chose sans nourrir une certaine ambition. […]



Je me souviens encore, avec un peu d’amertume, des réponses que Cam et moi recevions quand nous tentions de placer nos scripts. […] « Essayez quelque chose… de plus simple.
Quelque chose du même genre que ce qui se fait déjà. Quelque chose de moins… ambitieux. »



Nous sommes ressortis de nombreuses réunions frustrés, découragés, déconcertés. Avions-nous vraiment reçu une invitation à la médiocrité ? Voilà qui en avait tout l’air.



Eh bien qu’ils aillent se faire foutre.



En un mot comme en cent, la préface du Livre des Martyrs m’a mis une belle claque! Parce qu’en interrogeant la place de l’ambition dans le processus d’écriture et dans le monde de l’édition, elle résonne avec mes propres questionnements. Faut-il se travestir, soi ou son œuvre, la simplifier, la tronquer, pour espérer un jour s’ouvrir les portes de la publication ? En d’autres termes : l’écrivain doit-il se conformer aux carcans d’une édition souvent frileuse — surtout dans le petit monde de la fantasy — ou doit-il s’en affranchir et oser écrire ce qu’il a en lui ? Si Steven Erikson évoque un véritable parcours du combattant pour faire accepter ses récits de grande envergure, sa réponse reste néanmoins très claire, sans concession, et je dois bien avouer que sa préface m’a mis dans les meilleures dispositions pour entamer cette lecture du Livre des Martyrs.



Roman-puzzle



Et tout comme son auteur, Les Jardins de la Lune est un livre sans concession, écrit avec le cœur et les idées ; pas pour plaire au plus grand nombre, mais pour plaire à son auteur, et au public qui lui ressemble. Et ça fait du bien ! Ça fait du bien parce que, enfin, on est lâché dans un cosmos vaste et cohérent avec lequel on n’a pas de prise, et au sein duquel on devra tracer sa propre voie. Erikson ne nous noie pas dans des scènes d’exposition de quinze bornes nous rabâchant ce qu’on a déjà compris. Son livre vise l’efficacité, il ne nous prend pas par la main pour s’assurer qu’on n’est pas perdu, qu’on n’a pas oublié des éléments d’intrigue. En somme, il laisse son lecteur naviguer par lui-même.


Les Jardins de la Lune est un ouvrage complexe — et ce ne sont pas ses onze pages de glossaire qui vont me contredire ! Pas de complexité scénaristique ou langagière, non, mais une complexité narrative. Avec ses sauts dans l’espace et la temporalité, sa dizaine de factions, de peuplades, de lieux et sa véritable pléthore de personnages principaux ou secondaires, il va falloir s’accrocher sévère pour y voir clair. Sauf que c’est précisément là toute la réussite de ce premier tome : tu prends les événements en pleine poire et tu apprends, tu démêles les enjeux, assembles les fils d’intrigues, les innombrables pièces d’un puzzle géant qui te permettra à toi, lecteur attentif, de comprendre les rouages de cet univers.


Un « roman puzzle », c’est ainsi que je qualifierais Les Jardins de la Lune. Sauf que le parti-pris d’Erikson, c’est de te laisser le résoudre toi-même. En cela, son ouvrage est clairement exigeant, mais cette exigence te récompense par la satisfaction d’assembler toi-même les éléments. J’aime quand une lecture t’oppose ce genre de résistance, parce qu’elle t’incite à plonger corps et âme dans le monde qu’on te propose, et celui-ci est particulièrement riche.



Désengagement émotionnel



De par ses choix francs, Steven Erikson parvient à doter son œuvre d’une véritable identité. Néanmoins, certains d’entre eux sont à double tranchant, et sont là pour nous rappeler que tout n’est pas rose au pays de la complexité.


Pour donner vie à son univers, à cette fresque épique qu’il a créé, Steven Erikson multiplie les points de vue. Afin de nous permettre de saisir tous les enjeux de l’histoire, il nous ballote ainsi d’une faction à l’autre, paragraphe après paragraphe. De cette narration chaotique surgit deux conséquences. La première — plutôt positive, — c’est que Les Jardins de la Lune s’extirpe du manichéisme inhérent au genre. On comprend les objectifs de chacun, ainsi, jamais un camp ne nous paraitra tout noir, ou tout blanc. La seconde, cependant, est plus dommageable, car en faisant de son lecteur un spectre omniscient planant au-dessus des personnages, celui-ci peine à s’y attacher. On a bien du mal à se sentir engagé dans leurs combats respectifs car on ne reste que spectateur des événements.


Les Jardins de la Lune, c’est l’histoire d’un monde avant d’être celle de personnages. En se focalisant sur l’instant présent, sur l’action, Erikson oublie de nous parler de ce que ses protagonistes ressentent. De ce qu’ils ont en eux, de ce qui les touche. Il nous parle de leurs objectifs, mais pas de leur âme. On se retrouve alors confronté à des personnages fonctions, Outils ; à des rouages bien utiles pour faire fonctionner une impressionnante machinerie, mais des rouages qui demeurent bien métalliques et froids malgré tout.


Toujours concernant ces personnages : ils sont très archétypaux. On le sait en lisant la préface, ils sont issus de jeu de rôle, et ça se ressent beaucoup dans le récit. L’assassin, la magicienne, le chevalier blanc… peu nombreux sont ceux qui nous surprennent par un choix, ou un trait de caractère inattendu. Même constat pour ce scénario aux proportions divines qui semblent tout droit sorti de la tête malade d’un maitre du jeu bien décidé à en mettre plein les mirettes de ses joueurs. On se retrouve alors confronté à une forme de syndrome DBZ auquel je n’étais pas forcément préparé. On gagne en epicness ce qu’on perd en réalisme et intimité. Trop d’action, manque d’interaction, manque de psychologie, manque d’émotion.



Conclusion



Ambitieux premier tome de la saga du Livre des Martyrs, Les Jardins de la Lune marque par sa complexité narrative et son aspect puzzle incitant le lecteur à s’engager à corps perdu dans ce monde passionnant. En cela, il ravira sans doute ceux qui s’ennuient des carcans dans lesquels s’enferme parfois le genre.


Un premier jet qui n’est cependant pas dénué de menus défauts. Car en se focalisant sur l’action et la description d’un monde, Steven Erikson en oublierait presque ses personnages qui manquent un peu d’âme. Or, peut-il y avoir de belles histoires sans engagement émotionnel ?


Un défaut qui serait, parait-il, corrigé dans la suite de l’œuvre, mais qui pourra en faire décrocher plus d’un avant cela. Mais qu’on aime ou pas, Les Jardins de la Lune reste un ouvrage d’importance, pétri de conviction, car il interroge le rapport de l’écrivain à l’édition.


Alors je laisse le mot de la fin à Steven Erikson, car si son discours m’a fait le plus grand bien, autant le partager à d’autres :



Un dernier mot à tous les aspirants écrivains. L’ambition n’est pas un gros mot. Pissez sur les compromis. Visez le cœur. Écrivez avec vos tripes. Bien sûr, c’est un voyage plus difficile mais croyez-moi, ça en vaut la peine.


Gilraen
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le 7 mai 2019

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