De l'utopie poétique à l'épopée féministe

Ce roman, difficile, syncrétique et mystérieux, se compose de deux parties : une première partie qui décrit la vie d'un Etat de femmes, dans un lieu et un temps incertains - une véritable utopie, comme le dit l'étymologie, une société idéale qui n'est en aucun lieu ; une seconde partie où les femmes prennent les armes contre les hommes, représentants de l'ordre ancien (=l'ordre actuel) où lesdits hommes avaient le pouvoir sur les femmes pour leur bon plaisir. Cette information est primordiale pour comprendre le roman : tout est en effet implicite dans sa construction, il n'y a pas de démarcation entre les deux parties, tout fonctionne par bribes et le mot "guerre" n'apparaît pas, je crois, avant la dernière page. La forme poétique, sur laquelle je reviendrai, rend opaque la relative narration de cette division entre description/présentation de la communauté des femmes et action/guerre. Le lecteur ou la lectrice doit se mettre en position de décoder a minima le roman pour y trouver du sens.


Le livre se construit sur des symboles et des motifs récurrents qui visent à construire une nouvelle mythologie, une mythologie féministe qui ne consiste pas bêtement à renverser les symboles patriarcaux traditionnels en les niant ou en les mettant sur un piédestal, mais une mythologie propre, complexe, qui se gausse des mythes anciens. Les mythes anciens sont en effet connus, maîtrisés, dépassés, exploités pour leur pouvoir à faire naître le rire et la combativité, et envisagés comme des matières vides de sens dans un monde nouveau. Il ne s'agit pas de glorifier la vulve comme un coquillage nacré ou un abricot juteux, mais bien de la glorifier comme une forme forte, vive, riche de sens, autonome - d'où par exemple ce symbole du cercle qui est dessiné trois fois dans le livre et qui sert de repère polysémique à la communauté qu'il incarne. Bref, il s'agit de créer non pas seulement une société féminine idéale, mais aussi une société féminine avec sa culture, ses rites, son organisation, sa profondeur, qui n'est pas un reflet inversé de la société patriarcale mais qui se constitue en propre, différemment, c'est-à-dire, simplement une société créative.


Et en cela Monique Wittig réussit le pari de la créativité : on voit, à travers de courts paragraphes largement espacés, qui font la part belle aux noms de femmes scandés comme sur une stèle funéraire (bon, cette info, c'est wiki qui me l'a donnée), aux poèmes et aux chants, se dessiner un espace immense et tiède, confus, flou, dans lequel évoluent des êtres dont les activités sont plus ou moins expliquées et plus ou moins compréhensibles. L'espace de cet Etat de femmes est très visuel, très imagé : il repose sur des motifs empruntés à la science-fiction, mêlés à des motifs qui évoquent la pastorale, l'idylle, l'âge ancien de la ruralité. Cette créativité a lieu aussi dans la deuxième partie du roman, par exemple dans la description des armes utilisées par les femmes, qui semblent aussi mythiques que dépendantes de technologies ultra-pointues, marquant leur supériorité sur les armes patriarcales. Ainsi, on n'arrive jamais bien à se représenter ce monde étrange, si disparate, et c'est ce procédé qui permet aussi de montrer la complexité irréductible de l'Etat des femmes, et qui le rend crédible. Comme un explorateur au XVIe siècle découvre une terre inconnue et ne comprend pas la société qu'il y trouve, tente de la rendre familière mais échoue toujours beaucoup, le lecteur ou la lectrice se retrouve embrumé.e dans cette peinture d'une société si radicalement différente de tout ce qu'il ou elle connaît, qu'il ou elle ne peut jamais se l'approprier. Cette étrangeté est bien évidemment voulue par l'autrice, une fois de plus ; et paradoxalement, la bigarrure du monde qu'elle décrit le rend d'autant plus crédible.


La forme de l'oeuvre aussi participe de cette démarche, où le mythe et la science-fiction se conjuguent. Je parle depuis le début de cette critique de mythe, j'ai parlé de poésie aussi : le roman de Wittig se construit comme une épopée, le genre noble par excellence selon ce cher Aristote - un genre poétique à l'origine, rappelons-le ; l'épopée est un récit qui narre les mythes, réels ou non, d'un héros ou d'un peuple - ici, le peuple des femmes. Une épopée moderne, où les paragraphes pleins de silences et de blanc remplacent les vers traditionnels, épaississant le mystère qui entoure la société décrite. Les phrases sont courtes, le texte est écrit au présent, avec peu de ponctuation et l'absence totale de marques de discours direct, malgré l'abondance des paroles rapportées des personnages ; autant d'éléments qui renforcent l'impression qu'a le lecteur ou la lectrice de lire un texte poétique scandé, un chant guerrier. Les deux pièces poétiques en majuscules qui ouvrent et ferment le récit témoignent bien de cette élévation du discours, de cette ambition totalisante du texte.


Alors oui, ce livre est un livre difficile d'accès, plein de symboles que l'on ne peut comprendre sans être très attentif.ve, très érudit.e, plein d'imagination et sensible à l'idéologie féministe de l'oeuvre. Des choses échappent à l'esprit aguerri, plein de choses, tant de choses que c'en est frustrant, surtout quand on lit la liste, intégrée au livre, des références littéraires parsemées par l'autrice dans son récit. Ce livre exige une concentration qui ne pourra manquer d'être parfois défaillante. Mais pour moi, ce fut surtout une oeuvre inspirante, qui m'a donné beaucoup d'idées, beaucoup d'envies, et même beaucoup d'espoirs, car j'y ai vu un avenir possible de société non patriarcale, et j'y ai vu une société actuelle dans laquelle les féministes n'étaient pas ces femmes amères et aigres que beaucoup veulent qu'elles soient, mais des écrivaines très talentueuses et des personnages d'une fiction profuse. Le livre m'a fait sourire et m'a fait plaisir dans sa ferveur guerrière, ses messages forts, sa philosophie fine et engagée qui n'a rien à envier à la puissance créatrice des mythologies nietzschéennes (misogynes, soit dit en passant). C'est pourquoi d'ailleurs j'ai préféré la seconde partie du roman à la première, celle qui donne son nom au roman, celle qui donne envie d'être une guérillère, et pas dans une société imaginaire mais dans notre société, afin de reprendre un peu de pouvoir et bien simplement, peut-être, de souffle. Et c'est le voeu du dernier paragraphe du roman : pour la première, et la seule fois, le récit s'écrit avec un "nous", et non plus avec un "elles".


Je termine sur une citation un peu mordante qui m'a beaucoup plu (et qui parle des hommes), et je vous laisse ressentir la poésie et la beauté formelle qui s'en dégagent (p. 139) :



Voyez-le ce mal jambé qui cache ses mollets de toutes les façons.Voyez sa démarche timide et sans audace. Dans ses villes, il est aisé d'entreprendre contre lui des actions violentes. Vous le guettez au coin d'une rue la nuit. Il croit que vous lui faites signe. Vous en profitez pour vous emparer de lui par surprise, il n'a même pas le réflexe de crier. Embusquées dans ses villes vous le chassez, vous vous saisissez de lui, vous le capturez, vous le surprenez en criant de toutes vos forces.


Eggdoll
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le 25 oct. 2018

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