Les Grands Chemins
7.8
Les Grands Chemins

livre de Jean Giono (1951)

C'est toujours un étrange sentiment qui nous habite lorsqu'on ouvre un livre que l'on n'a pas vraiment choisi de lire, un livre au programme d'un cours. Secrètement on prie pour qu'il soit intéressant, et, avant même de s'intéresser à lui, on le soupèse, considère sa taille, essaye de découper – partitionner – le roman afin de dire : « je lirai tant de pages chaque jour. » (soyons réaliste, je n'ai jamais su me tenir à ces emplois du temps drastiques et je doute que quelqu'un un jour aie pu le faire). La lecture de la 4ème de couverture est, personnellement, un calvaire car je n'ai jamais réussi à trouver de l'intérêt pour un livre dans ces courts résumés. Entendons nous bien : je suis un traumatisé des lectures obligatoires car, malgré tout l'intérêt que je porte à la littérature il me semble que les profs du lycée se sont toujours acharnés à me bombarder de livres qui à la première lecture m'ont semblé comme des montagnes infranchissables.
C'est donc sans une immense conviction que je me suis lancé dans Jean Giono. Les autres œuvres qui composaient mon programme de littérature du premier semestre étant plaisantes, sans pour autant être des révélations à la première lecture. J'étais toutefois plutôt motivé pour en finir avec ce roman qui me paraissait un fleuve : le flot de mots ne s'arrête jamais et le texte ne subit aucune coupure de la première à la dernière page. Mais après tout, lorsque l'on considère toutes les rues Jean Giono qui jalonnent la Provence, il faut bien se dire qu'un jour ou l'autre il faudra s'y frotter. Et, un conseil, frottez-vous-y, avec délectation.
Les grands chemins sortent dans le second temps de l'œuvre de Giono. Il se situe très loin du lyrisme de ses premiers roman (avec Regain notamment) mais tâtonne tout de même dans les pages ouvrant le roman entre ces descriptions de la nature dont il était alors friand, et une autre forme d'écriture qu'il avait annoncé quelques années plus tôt et mis en place avec Un roi sans divertissement avant de laisser l'hiver tuer toute envolée.
Comme je l'ai dit, le texte est un flot de paroles sans fin. Ecrit au présent, on ne sait dans un premier temps comment prendre le texte, comment le décrire. Ce présent bien peu dérangeant de nos jours, est en soit un enjeu littéraire à lui-même tant il était novateur à l'époque de la sortie, en 1951. A ceci s'ajoute une première personne qui ne se dévoile jamais vraiment, sans identité, mais tout de même, débonnaire, amoureux d'une nature qui le lui rend bien. Le narrateur vit, en pleine puissance une sortie d'été à la recherche d'un refuge : vagabond dans l'âme voulant quelque peu repousser l'idée d'un hiver figé mais conscient qu'un jour la balade finira. Peu à peu une ambiance opaque s'installe, quelque peu ouatée dans les dernières brulures de l'été, dans la Provence Alpine. Le narrateur trouve un village dans lequel s'installer, rencontre un compagnon de route qu'il nommera L'Artiste. Part, dans un autre village. On découvre que L'Artiste est un tricheur. Dans une scène embrouillée il se fait tabasser. Nouvelle fuite. Puis la neige, et l'ennui qui s'installe.
Tout ceci se fait sans vraiment de paroles. Quelques ellipses par ci par là. Le discours est brouillon, sans ponctuation, sans annonce de locuteurs. C'est avec une écriture du vif que Giono retranscrit à merveille ce présent continu qui ne s'arrête jamais vraiment, allant crescendo alors que les pages défilent. Mais dans ce concert, ce vertige de l'écriture, Les grands chemins se dessine comme un livre immobile qui prend sa naissance dans le paysage informe d'une montagne immaculée. Le narrateur à la recherche d'alcôve, mais d'occupation surtout, se laisse endormir, hiberne presque avant de peu à peu se réveiller tandis que la saison avance. Alors, il recherche peu à peu à retrouver le chemin de la vie, de ressentir à nouveau la nature endormie, de la maîtriser comme il sait si bien le faire. En attendant le retour de l'été, il assouvira son désir de contrôle auprès de L'Artiste, son compagnon qui veut s'en aller mais reste toujours dans le giron du narrateur. Entre eux s'installe une relation ambiguë, entre franche amitié et amour : un jeu de domination constante dans lequel le narrateur gagne à chaque fois.
En prenant du recul, on peut considérer ce livre comme un western résolument glacé avec pour décor la montagne plutôt que le désert. Les scènes de café comparables à celles de Saloon, la lenteur des scènes, l'absence de dialogues à proprement parler se rapprochent des westerns de Sergio Leone et plus précisément Pour une poignée de Dollars où le personnage sans nom qu'incarne Clint Eastwood, mystérieux quant à son passé, est à lui seul l'élément perturbateur et de résolution de l'animation d'un village figé (dans l'hiver pour Les grands chemins, dans une guerre sans fin dans Pour une poignée de dollars).
Les motivations de ces héros dont on ne sait rien ? Le livre effleure l'idée au détour de quelques paroles nonchalantes, pour ce qui est de l'œuvre de Giono, il l'a expliqué dans son œuvre précédente : Un roi sans divertissement. Le besoin de divertissement dans l'ennui constant de l'hiver est la clef de cette œuvre, reprenant par la même la théorie du divertissement Pascalien.
Ni rapport, ni procès verbal – encore moins journal – de ce qui est en train de se passer Les grands chemins reste un témoignage pris à la volée d'un roi voulant à tous prix se divertir. D'un roi qui n'est qu'un inconnu sans besoin de passé ni de futur pour vivre et être témoin de sa propre vie. En dehors de cette réflexion, l'œuvre n'en demeure pas moins plaisante à la lecture ; la fin tout particulièrement laisse planer un sentiment trouble de puissance et de virtuosité. La reprise de traits du western dans un folklore provençal ne dérange pas, au contraire, et donne des idées nouvelles du traitement que l'on pourrait faire d'un style qui s'est essoufflé avec le temps. La mise en parallèle de cette œuvre et celles de Sergio Leone, par ailleurs, esquisse une figure plus précise du héros sans nom, solitaire et sans histoire permettant de redécouvrir sous un autre angle les œuvres de ce grand réalisateur.
alexisvarthy
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le 6 juin 2012

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