Je suis un grand parano, et la meilleure manière que j'ai trouvée de bien le vivre c'est de parfois m'y laisser aller. Coup de pot, celui qui aime aligner les caractères et les espaces sur la toile, notamment sur Sens Critique, a la chance de pouvoir se complaire dans l'avouable travers de la spéculation, favorisé dans mon cas par d'autres bons penchants, je crois, celui de l'imagination débridée, en roue libre parfois, pour commencer, et celui consécutif d'une aptitude un peu précoce à faire des connexions, souvent poussives. J'ai l'impression qu'un bon psychiatre pourrait y mettre une pathologie, mais ne tentons pas le diable ! Pour me calmer, je me contente d'échanges chaleureux en commentaires Sens Critique qui me rassurent chaque jour sur la bénignité de mon affliction.


Aussi bénin soit mon cas je me soigne, quoiqu'il y a bien un sujet qui me touche intimement, d'actualité qui plus est, qui pourrait me faire cogiter dans la semoule, à la manière de Dédale et du grain qu'il avait sur les bords. Laissez-moi aborder simultanément le sujet et les circonstances – celles de septembre approchant – auxquelles il est intimement lié.


J'entame bientôt ma rentrée scolaire en troisième année de Lettres Modernes, je découvre et explore donc actuellement avec délectation le programme du semestre à venir, le premier semestre des deux donc. Des deux donc, des deux donc. Excusez l'allitération.


Vous êtes peut-être sans savoir que la faculté de Nantes fut bloquée pendant presque plusieurs mois l'année scolaire dernière, pour s'opposer à la plate-forme ParcoursSup, et plus largement à la loi ORE, loi et plate-forme associées qui institutionnalisent particulièrement la sélection à l'entrée de la faculté.


Une plate-forme donc qui porte bien son nom.


Parano que je suis, je vis dans une peur toujours latente, que j'ai presque aujourd'hui appris à maîtriser, de faire du mal à l'autre. Pour cette raison par exemple je m'écarte souvent sur Internet des concrets sujets polémiques, éthiques ou politiques, ce sont des sujets que je préfère aborder de vive voix, seule manière (pour moi en tout cas) de vérifier dans les yeux de l'autre si nous sommes sur le point ou non de franchir les limites de sa souffrance. Je donne beaucoup d'importance à mes mots... Pire, parfois j'ai peur non pas d'avoir tort, mais plutôt malgré mon tort de convaincre quand même. Présomptueux que je suis.


Et pourtant il y a dans cette plate-forme ParcoursSup un tel danger selon moi, tellement représentatif des plus grands dangers qui guettent notre société actuelle, la société capitaliste libérale en général, que pour la première fois je me permis le semestre dernier à une ou deux reprises d'intervenir sur les réseaux sociaux étudiants (le groupe Facebook de ma promotion, autrement dit) pour défendre, parce que je n'y tenais plus, contre ses détracteurs l'idée du blocus.


Mon argument était simple, éthique presque logique, voire absurde, et selon moi plutôt indiscutable : « la sélection de la loi ORE, c'est la pérennité d'un blocus partiel généralisé à long terme… s'opposer au blocus militant temporaire sous prétexte de défendre la liberté d'étudier, c'est soit naïf, soit de mauvaise foi, soit autre chose mais il faut qu'on m'explique, soit pire... ».


Je ne me le suis permis qu'une fois je crois, ou deux, je l'ai dit, quand il me devint plus douloureux de me taire que de parler. J'évoque la douleur de parler, car, je ne vis aucun réel débat de société sans réelle petite douleur. J'évoque la douleur de me taire car j'observais sur le fil des discussions des arguments qui auraient été contraire aux miens s'il n'avait pas été selon moi malhonnêtes. Je voulais rétablir au moins l'honnêteté de la discussion.


Ces une ou deux fois-là où je m'exprimai, cela dit, la discussion (discussion en fil de commentaire Facebook je le rappelle) devait se clôturer soit sur une digression inattendue de mon interlocuteur, qui m'expliqua que les enfants de cheminots n'avaient rien à faire à la faculté,
(je lui fis cordialement remarquer qu'il me servait un hareng rouge :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hareng_rouge
et que c'est le genre de truc que je préfère dans mon assiette)
soit carrément sur un silence radio,
j'attends encore, sincèrement, un angle qui pourra me faire relativiser mon point de vue. M'éclairer donc, sous un nouveau jour du moins.


Il est vrai qu'en se promenant sur Facebook par exemple, on remarque à quel point les débats parfois tournent autour du hareng rouge, et peut-être un peu aussi autour de l'ego bafoué ou de l'ego que l'on tente de bafouer, soit par le fond, soit souvent par la forme, dans un style souvent double, qui sous ses airs cordiaux attaque ad hominem, et laisse peu de place en face au calme, et donc à l'argumentation. En somme les egos bafoués et les bafoueurs d'ego prennent beaucoup de place sur la toile Facebook, aux dépends souvent du discours argumenté, qui y existe pourtant, comme il existe toujours un grain de maïs Bonduelle au fond de la conserve, qui pleure en élégant silence de ne pas avoir eu l'honneur de finir en salade.


Seulement n'est-ce pas aussi ce que nous sommes, des êtres avec leur ego ? Et le militantisme, le dialogue, et la défense de choses essentielles telles que l'université pour tous dont on est déjà loin, peut-elle se faire sans accrochage entre les êtres ?


Parce que je dois préciser une dernière chose, c'est que le président de l'université prenait lui aussi part à sa manière au dialogue, unilatéral dans son cas il est vrai, à travers des mails groupés où il faisait l'état de la situation, en mettant selon moi – à travers la position fantoche qu'il adoptait, en ignorant totalement les implications de la cause dont il parlait, en faisant preuve en somme de malhonnêteté au moins rhétorique – de l'huile sur le feu des tensions internes au campus, et de la poudre aux yeux des crédules en marche.


L'ardeur n'est-elle pas intrinsèque à ce genre de situations, militantes et de crise j'entends, ardeurs peut-être même nécessaires lorsque l'on fait face à l'ignorance voir la manipulation des autorités ?


La question est compliquée, infinie, peut-être pas tant que ça, témoigne en tout cas à quel point il est précieux d'avoir des étudiants qui s'initient par l'école et leur expérience personnelle à la pratique, aussi compliquée que la question, du débat.


Quoiqu'il en soit, à la lecture des Essais de Montaigne, dont le chapitre VIII du livre III « De l'art de discourir » est au programme, et qui selon moi doit au moins se lire augmenté du premier chapitre du même livre « De l'utile et de l'honnête », face à l'intelligence des écrits de Michel que j'ai sous les yeux depuis deux jours, et considérant que j'apprécie beaucoup les professeurs et les sujets qu'ils abordent, j'ose croire qu'il y a manifestement à l'université de Lettres la volonté d'ouvrir grand les oreilles et la bouche, et donc les yeux, des étudiants.


Et pour vous en convaincre, je me permets de vous résumer, forcément mal, les deux passionnants et sus-cités chapitres de Montaigne.


Chapitre I : De l'utile et de l'honnête


Un chapitre en quelque sorte qui nous prépare déjà à l'art de discourir, puisqu'il nous prévient de nos pires penchants lorsqu'il s'agit de vouloir être utile à la société. L'idée de métier par exemple favorise la propension à avoir raison aux dépens de la sincérité :


Les gens du métier se tiennent les plus couverts, et se présentent et contrefont les plus modérés et conciliants qu'ils peuvent. Moi, je m'offre par mes opinions les plus vives, et par la forme la plus mienne. Tendre négociateur et novice : qui aime mieux faillir à l'affaire, qu'à moi.


Que craint-il ? Le surgissement de nos qualités maladives, et la corruption intrinsèque aux fonctions nécessaires.


Notre être est cimenté de qualités maladives : l'ambition, la jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, loge en nous, d'une si naturelle possession, que l'image s'en reconnaît aussi aux bêtes […] Desquelles qualité qui ôteraient les semences en l'homme, détruiraient les fondamentales conditions de notre vie. De même, en toute société, il y a des fonctions nécessaires, non seulement abjects, mais encore vicieuses : les vices y trouvent leur place, et s'emploient à la couture de notre lien social : comme les substances toxiques des médicaments à la conservation de notre santé. S'ils deviennent excusables, d'autant qu'ils nous sont nécessaires : et que la nécessité commune efface leur vraie qualité : il faut laisser jouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs : qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ses autres anciens sacrifiant leur vie, pour le salut de leur pays : nous autres plus faibles, prenons des rôles plus aisés et moins hasardeux. Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on mente, et qu'on massacre : résignons cette mission à des gens plus obéissants et plus souples.


Montaigne se range personnellement davantage du côté de l'honnête, cela n'est possible que dans une forme de retranchement, de refus d'une quelconque mission définie de bien public. D'un refus par exemple, a priori, de combattre la loi, sans être naïf sur ce qui fait malgré tout de lui un être humain, soumis aux affections.


Les lois m'ont ôté de grandes peines : elles m'ont choisi parti, et donné un maître : tout autre supériorité et obligation, doit être relative à celle-là, et retranchée. Ce qui ne veut pas dire que si mon affection contredisait la loi, je la redresserais aussitôt : la volonté et les désirs se font loi eux-mêmes. Les actions, ont à la recevoir de l'ordonnance publique. Tous ce mien procéder, est un peu bien dissonant avec nos usages : pas de nature à produire de grands effets, ni pour y durer : l'innocence même, ne saurait, ni négocier entre nous sans dissimulation : ni marchander sans menteries. Aussi ne sont aucunement de mon affaire les occupations publiques : ce que ma profession en requiert, je l'y fournis, en la forme que je puis la plus privée. […] La voie de la vérité est une, et simple : celle du profit particulier, et de l'avantage des affaires qu'on a en charge, double, inégale, et hasardeuse.


Montaigne choisit le retranchement, mais reconnaît dans ce chapitre l'utilité des fonctions publiques, aussi abjectes et vicieuses les considèrent-ils.


Pour un peu cela dit, j'extrapole, que nous cherchions à prendre en charge des débats de biens publiques, alors occupations publiques et profit particulier se mêlent : nous cherchons à la fois à défendre des convictions et un dialogue sincère, nous servons donc à la fois l'utile et l'honnête, qui se tirent la bourre parfois, de manière comme le dit Montaigne hasardeuse. Seulement, il peut être intéressant je crois, quand le bien collectif est en jeu, de prendre le risque,
mais de se sonder régulièrement, tant que l'endurance le permet, de se placer peut-être sur l'échelle compromise de l'utile à l'honnête, et de s'exercer à savoir quand nous servons l'un, et quand nous servons l'autre, et pourquoi, et de comprendre là où nous pourrions mieux servir le débat, pour un compromis moins douloureux, et plus constructif peut-être.


Chapitre VIII : De l'art de discourir


Un chapitre que je n'ai pas lu encore, parce que le pire de mes penchants est celui de souvent parler avant de savoir, peut-être parce que je me fis un peu trop à mon intuition. Ce n'est souvent qu'à posteriori et au contact de l'autre que je fais la balance. Cela dit il fallait que ce paragraphe soit suffisamment long pour qu'il vous sembla de loin, par anticipation, que j'y résumais effectivement le chapitre en question. Peut-être ce paragraphe en tout cas est-il un moyen d'allier l'utile à l'honnête, puisque j'y avoue ma faute tout en y favorisant, par la mise en forme exhaustive qu'il suggère à l'œil, la crédibilité de la critique intégrale.

Vernon79
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le 19 août 2018

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