Svetlana Alexievitch arrache le triomphe aux griffes de la défaite. Il y a pourtant pas mal d'objections à faire aux Cercueils de zinc: c'est répétitif, volontiers sentimentaliste, souvent politiquement simpliste, et on pourrait aller jusqu'à admettre que le livre exploite les gens dont il rapporte les récits.


Mais il s'agit malgré tout d'un document fort et étrangement instructif, instructif malgré lui, pourrait-on même dire...


Le dossier en fin de livre y est pour beaucoup. Il compile des pièces des divers procès et tracasseries qu'a encouru Alexievitch. Ces accusations diverses finissent par dire la vérité du livre.


On accuse Alexievitch de déformer les faits. C'est sans doute nécessaire, inévitable. D'autant plus inévitable qu'il s'agit de récits faits par des gens en proie à des situations traumatiques. On l'accuse d'abuser de la faiblesse de ses sources, ce qui est probablement un peu vrai. Pour autant cela donne à comprendre que ce qui est vraiment important c'est ce qui filtre malgré la censure qu'on s'impose généralement et que les rationalisations d'après coup, c'est de la connerie.


On l'accuse de présenter les choses de façon triviale, de faire de la littérature plate... hélas, les relations des gens sont plates, triviales et stéréotypées, mais c'est parce que leurs pensées le sont aussi. Plutôt que de frapper par l'horreur de la description (on se doute bien que la guerre c'est horrible...) c'est la répétition lassante des même jérémiades qui est révélatrice de cette vérité: face au trauma, face à l'horreur, nous sommes tous aussi démunis. On lui reproche de ne pas avoir publié les pensées des soldats mais on comprend qu'Alexievitch a eu raison de les négliger: les élucubrations à base de Tolstoï et Dostoïevski c'est bien joli mais c'est de la connerie. La vérité de votre expérience ne vous appartient pas. C'est un axiome qui semble un rien prétentieuse à notre époque de victimophilie mais l'essentiel est là: la vérité est dans ce que vous faites et pas dans la littérature glorieuse dont vous habillez vos actes. C'est pourquoi Alexievitch a in fine raison de faire la litanie d'horreurs lassant par leur répétition abrutissante: la guerre ne relève pas de la métaphysique mais de la logistique politique et les soldats ne sont que des manutentionnaires d'un genre particulier.


Elle est enfin accusée de traiter de quelque chose de trop sensible, de trop récent. C'est on ne peut plus vrai et c'est là le dernier grand mérite du livre, qui est d'aller au plus traumatique. Pour nous européens de l'ouest pantouflards, il est plutôt bien établi que la guerre c'est sale et que les militaires ne sont que des bouchers... d'ailleurs nous faisons tout ce que nous pouvons pour refouler ces vérités: drones, guerre propre, objectif zéro victimes (de notre côté bien entendu), la guerre n'en est plus vraiment une... le plus souvent elle n'a même plus droit au nom, se voyant rebaptiser conflit, incidents ou, pour les plus vicieux, mission humanitaire. Le temps de l'armée populaire c'est fini. De nos jours les militaires ne sont plus guère que des mercenaires sous-traitants. Mais pour l'URSS de 1990, on n'en était pas encore là et le culte de l'armée rouge avait encore la cote. Attaquer l'armée populaire revenait à attaquer le peuple et partant le grand garant symbolique du socialisme réellement existant. L'armée était encore celle qui avait vaincu les nazis et même en temps d'eltsinisation rapide c'était encore frapper là où ça fait mal. On ne révèle pas impunément la jouissance perverse sur laquelle un ensemble social se repose. Ce serait comme de demander à l'église catholique d'être relax sur les questions de pédophilie. Présenter l'armée de Trotski comme un repaire de pauvres types abrutis d'opium et de sang, ne tenant la route qu'à grands renforts de corruption et de sadisme, ce n'est pas anodin, que ce soit sous Gorbatchev, Loukachenko ou Poutine.


En lisant ce livre on est souvent exaspéré, et on ne comprend sa force qu'à la toute fin. Là ou la Supplication réussissait par l'excès, Cercueils de Zinc réussit malgré l'excès. Le poids cumulé des histoires est éclairé en fin de course par une réflexion d'une profondeur inattendue sur la construction de notre imaginaire. Quelles histoires racontons-nous? Quelles histoires nous racontons-nous? Et lesquels préférons-nous vivre silencieusement? Un très beau document et une belle leçon de vigilance.

Listening_Wind
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le 27 mars 2017

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