Le titre et le concept à eux seuls méritent qu'on attribue la moyenne à ce dense roman de notre cher Diderot. Le titre déjà est enchanteur, c'est un raffinement de poésie et de délicatesse. Il n'a peut-être pas inventé le concept, mais il lui a rendu un hommage inédit et qui je crois mériterait qu'on s'y intéresse davantage.
Je dois avouer pourtant que je ne m'attendais pas à cela en ouvrant le bouquin. Je m'attendais à une jolie histoire prenant place au XVIIIe, suivie, avec des héros, des petites scènes truculentes etc. Non, point du tout, à vrai dire j'ai tout de suite fait le rapprochement, dès la première page du livre ; et nul besoin d'attendre que le narrateur lui-même évoque son maître ; évidemment, cet Orient fantasmatique, ces noms improbables, cette cour rêvée et contée avec un libertinage aussi léger, c'est Tanzaï et Néadarné de Crébillon fils. Nous sommes pourtant ici davantage dans le "réalisme" si j'ose dire : moins de tours de magie (outre le premier qui donne son argument au roman), moins de voyages fabuleux, on reste exclusivement dans l'espace restreint de la cour - mais assez large pour fournir matière à parlotte aux fameux bijoux - ou alors si on en sort, ce n'est qu'à travers les récits des personnages de la cour. Ainsi, cette situation donne lieu à diverses choses : trente récits de bijoux, des méditations philosophiques plus ou moins farfelues (l'âme qui migre des pieds à la tête par exemple, sacrée Mirzoza), des récits de rêves à tendance philosophique également, des considérations assez fines (mais très en vogue en ce temps) sur l'hypocrisie de la cour... D'ailleurs, la richesse de ce livre est sans doute de partir d'un concept totalement sulfureux (et délicieux) pour l'utiliser comme coup de massue sur la société de cour, frappant fort sur l'hypocrisie, la bigoterie, et autres contrastes entre apparence et réalité dans la noblesse. D'une idée libertine, on passe à une critique en règle des travers de la société du XVIIIe qui dépasse d'ailleurs la cour, puisqu'on nous parle aussi de bourgeoises notamment - et qui dépasse la galanterie, puisqu'on nous parle aussi de doctes, de commerce, de médecine... L'oeuvre prend donc une ampleur insoupçonnée. On voit aussi à quoi peut servir le pouvoir de faire parler les bijoux des femmes, outre assouvir la curiosité du sultan Mangogul - dans le domaine du droit, par exemple. C'est foutrement utile, croyez-moi, ça résoudrait bien des problèmes.

Tout cela c'est très bien, mais le problème est un peu le même que pour Jacques le Fataliste : mais où est la trame ? Je ne vais pas nier qu'il y en ait une, mais si ténue... Chez Jacques, c'est qu'on attend la suite de l'histoire de ses amours (je ne sais pas si on y parvient, je n'ai pas pu aller au bout) - dans Les Bijoux, c'est la certitude inévitable de l'essai de l'anneau magique sur la favorite de Mangogul, Mirzoza donc. Cependant tout, avant de parvenir à cette fin, n'est qu'une suite d'événements sans liens (ou presque), des récits des bijoux aux déviations oniriques ou humoristico-philosophiques du "conteur africain". Il n'y a pas de but annoncé, Mangogul ne fait qu'user de son pouvoir au gré de ses envies, il n'y a pas de problème à résoudre, sauf peut-être à un moment donné le pari fait entre le sultan et la favorite de trouver une femme vertueuse... qu'on ne trouvera qu'en la favorite. Disons qu'il pourrait y avoir une structure réelle mais que Diderot préfère survoler au petit bonheur son intrigue. Choix, certainement, mais que je trouve un peu regrettable. Une autre perspective eût donné du prestige à son projet plus ambitieux qu'il n'en a l'air.
Notons au passage la phallocratie latente du roman (je ne suis pas une chienne de garde, ne paniquons pas), puisque bien sûr les bijoux des femmes sont seuls à parler, et qu'on ne peut trouver qu'une seule femme absolument vertueuse à la cour, après 1001 (bon, 30) recherches infructueuses. Il y a quand même un semblant d'équilibre qui se crée grâce à Mirzoza, et grâce à l'évidence que les hommes qui contentent les bijoux ne sont pas mieux lotis que les femmes niveau vertu. Ils ne sont simplement pas autant discrédités.

En conclusion, un bon petit pavé qui aurait peut-être gagné à être un peu plus court et construit de manière plus resserrée - il faut avouer que l'ensemble est confus et part parfois dans tous les sens. Mais ça reste amusant, intelligent, étonnant très souvent, et le dénouement m'a soulagée. J'avais peur que toutes les femmes soient d'horribles débauchées comme nous autres damoiselles du XXIe siècle.

PS : pardon pour le manque de tenue de ma critique, j'ai les yeux explosés je crois que j'écris des choses peu claires.

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le 17 nov. 2013

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Eggdoll

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