Un voyage à Cythère sous un amas de charognes sur canapé de Waffen SS et Sonderkommando

Au baccara, le 5 exprime le choix: ce 5 pour la fresque surprenante de Jonathan Littell doit assurément être prise en ce sens.


Si l'on aime les livres longs - que Poe jugerait illisibles et dépourvus d'intérêt pour le lecteur - ce livre de 1390 pages, autrement dit un joyeux pavé aux pages inondées de mots et phrases en caractère 10; ce livre est fait pour vous.
Mais attention! Ce n'est pas sa longueur, déjà en soi audacieuse, qui le caractérise. Les Bienveillantes est une sorte de fresque où se mêlent tant de genres littéraires voire cinématographiques que l'on ne saurait justement le classer. C'est un roman historique qui prend la forme de l'autofiction dérangeante d'un soldat nazi qui, grâce à ses nombreuses relations obscures, passe du SS-Schütze aux proches du Führer dans le bunker de ses derniers jours. Et dans cette odyssée guerrière et sociale, une farandole de genres et de tons: du policier au théologique, du récit de guerre à la farce (l'expression vulgaire "se bouffer le nez" étant prise au pied de la lettre), du récit de moeurs au fantastique, et enfin du récit concentrationnaire au roman d'espionnage, en glissant ça et là et à juste propos des références à des auteurs variés comme Villon et Conrad, tout est là pour porter au plus haut cette épopée d'un temps si loin et pourtant si proche de nous.


En fait d'épopée, Marcel Proust dirait qu'elle "touche à ce qui porte bonheur" et que son auteur, comme Zola en son temps, se fait "l'Homère de la vidange". Car il faut de l'estomac et une solide force de caractère pour entendre ce nazi homosexuel raconter avec légèreté la guerre, la Shoah et ses frasques criminelles, hygiéniques et sexuelles, agrémentant tout cela de ses conceptions personnelles, de ses désaccords avec le régime d'Hitler pour des raisons souvent décalées après s'être déclaré le frère humain de son lecteur.
Comment soutenir par exemple, une scène burlesque semblant tout droit sortie d'une parodie écoeurante et scatophile d'une célèbre saga d'horreur de Sam Raimi où l'on apprend qu'il est possible d'entreprendre une relation sexuelle sodomite avec...un arbre? Comment imaginer, loin du contexte déjà horrible du Stalingrad d'Annaud, un champ de bataille dans des maisons en ruines où les rideaux servent de papier toilette? Comment préférer l'horrible robinsonnade enfantine sylvestre de Littell quand on a pu lire le plus innocent Deux ans de vacances de Jules Verne?


Ainsi, on est partagé devant d'une part un bijou d'inventivité et de fantaisie et d'autre part une plongée magistrale mais vomitive dans l'univers de la guerre, de la politique et de la mort où le Mal et le sexe sont rois.
Jonathan Littell propose pourtant des scènes très amusantes à l'instar de l'alter-ego du Capitaine Nemo qui voyage en zeppelin entouré de son armée d'hommes au chapeau melon dignes de Magritte et qui cherche à convaincre le héros de la forme triangulaire de la planète terre.
Littell reprend aussi avec brio la stratégie d'un Roger Akroyd ou d'Une Nuit qui ne finit pas d'Agatha Christie. Mais il couple tout cela avec un plein de pornographique cru qui confirme cette astuce de Woody Allen: "Je ne connais pas la question mais le sexe est définitivement la réponse".


Ce qui explique qu'on peut juger ce roman ou blanc ou noir, c'est le profond message que l'on voit ou que l'on ne voit pas et dont on ne saurait affirmer qu'il est ou non celui de l'auteur.
Car ce roman plein de sexe, d'horreur et de fantaisie, est aussi coupable d'un terrible sens de l'anachronie voire du mépris du souvenir. En effet, Max Aue - son héros - est victime d'absences de mémoire après s'être pris une balle en pleine tête à Stalingrad. De là, un mélange des temps (tuerie vécue comme un jeu vidéo) et des ellipses mémorielles qui arrangent un héros présumé assassin d'étrangers comme de parents et couvrant d'autres meurtriers à son tour.
Et pourtant, dès la première page, il se pose en Villon s'apprêtant à être pendu, en Baudelaire qui qualifie son lecteur d'"hypocrite" et de "frère" : "Allons puisque je vous dis que je suis comme vous!". Et cela semble vrai car on peut s'interroger quant à notre époque de violence verbale et physique, où l'on ne prend pas le temps du recul, où l'on abreuve le public de sexualité débridée et insensée. On peut se demander devant les croix gammées qui déchirent certains de nos murs, certaines tombes de religions diverses, devant les jeunes juifs qui se tatouent volontairement des codes sur les bras sans avoir jamais connu l'horreur des camps vécue par leurs ancêtres, si nous ne sommes pas comme Max Aue à mêler les temps, oublier ce que l'on veut oublier et surtout se chercher de bons alibis pour cacher notre incompréhensible mais implacable attirance pour le Mal, telle qu'elle est décrite au seuil du Jardin des supplices par Mirabeau. Les Bienveillantes ou Euménides, Furies, pour mieux les nommer, sont-elles venues pour Max Aue ou pour nous tous?


Avis donc à qui saurait juger parfaitement, donnant ne serait-ce que 4 ou 6, ce livre qui - comme le disait Jules Verne en son temps des oeuvres de son rival - sont des photos interdites que l'on regarde en cachette.

Frenhofer
5
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le 9 nov. 2014

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