Qualifier Les 120 journées de Sodome d’œuvre dérangée d’un écrivain pornographe sans morale sur la foi de la lecture de deux pauvres pages est la marque de la plus profonde mauvaise foi.


C’est pourtant le destin inéluctable du Marquis de Sade, dont manifestement on ne se remettra jamais des débordements licencieux. Et à raison ; toujours plus loin dans l’excès de la satisfaction des plaisirs, on comprend aisément qu’il ait pu choquer. Mais de là à le mettre définitivement au ban de l’histoire littéraire ? Le prétexte est bien mince pour cela.


On se souvient de l’accueil proprement scandaleux qu’a pu provoquer Justine ou les malheurs de la vertu lors de ses éditions successives, son incroyable tollé, les promesses de brûler l’ouvrage... Vous imaginez, à partir de là, l’accueil que l’on aurait réservé à ce manuscrit si son auteur l’avait pu finir ? Fi de sa richesse et de ses trésors, les autodafés auraient fusé !


Que dire pourtant de la véritable descente aux enfers que constituent Les 120 journées de Sodome, summum de la littérature libertine du XVIIIe à bien des égards ? De la véritable fascination autant que l’inimaginable répulsion que peut engendrer un tel texte perdu pendant un siècle et demi ? Un véritable catalogue de tout ce que l’imagination la plus dérangée et la plus débridée peut inventer sur le plan sexuel. La cruauté de Sade dans ce roman est peut-être gratuite mais non pas sans structure : nos quatre libertins fonctionnent ainsi sur le régime de la gradation, tout autant que de l’accumulation. Partant de passions aussi « soft » que d’éjaculer à la figure ou péter dans la bouche, à cet inventaire de narrations (contées par les historiennes) et d’actions (par les quatre libertins criminels) s’en ajoutent toujours de nouvelles, sans que les précédentes ne disparaissent. La dégradation va crescendo sans jamais s’arrêter, jusqu’à l’écoulement total des 120 journées au terme desquelles le meurtre prévaut sur tout.



  • Tout est fatal
    Ce roman n’est pas que fascinant. Il est effrayant.
    Il est effrayant par son cadre. Un château coupé de tout, dont Sade fournit des dizaines de raisons sur l’impossibilité de s’en échapper.
    Il est effrayant car il n’y a aucun espoir. Non seulement par l’impossibilité de l’évasion, mais également car les libertins sont impitoyables. Parce qu’aucune supplication, aucun appel à la pitié jamais ne les atteindra. Car on sait que les jeunes garçons et les jeunes filles (a minima) mourront quoi qu’il arrive.
    Il est effrayant à cause de ce foisonnement de libertins et de leurs passions, dont l’accomplissement entraîne le décès de milliers de personnes. Sade donne de faux indices sur l’état d’une société régie par les meurtres et la corruption, au point que l’on se demande pourquoi ce monde est encore si peuplé…

  • Puissance de la parole
    Ce roman est en grande partie composé de monologues et de dialogues. La parole des historiennes déclenche le plaisir chez le libertin, qui s’échauffe à l’écoute de ces narrations. Chez Sade la parole excite les sens, déclenche le désir ainsi que le plaisir, ainsi que les blasphèmes. Alors que dans son Dialogue entre un prêtre et un moribond elle ralentissait l’heure de la mort, ici elle provoque le désir et la satisfaction des plaisirs.
    Les dialogues quant à eux servent au raisonnement et à la philosophie libertine, présentent en grande partie entre le récit de deux historiennes. Les libertins prônent le plaisir exclusif sans égard pour autre que soi-même ; Sade provoque de plus ces dissertations au détour des récits des historiennes, dont la verve excite également la passion autant sexuelle que philosophique. Chez Sade ces notions sont presque indissociables et se complètent parfaitement.
    Cette parole est également stylistique, grâce aux nombreuses suspensions narratives remettant à plus tard la description des sévices auxquels se livrent les libertins. L’écrivain s’établit en connivence avec son lecteur afin de le maintenir dans un état de tension jusqu’aux explications qui jamais n’arriveront.

  • Les prospérités du vice
    Chez Sade, bien mal acquis profite toujours : la Duclos en fait elle-même l’expérience, en devenant riche des revenus de son bordel sans jamais remplir les exigences testamentaires de sa maquerelle morte. Mais plus, les riches se trouvent toujours maîtres des pauvres, le plus souvent victimes de leurs passions criminelles, dans la manière dont les historiennes en font le détail. Quoi qu’il en soit, soit bien orchestrée soit par le jeu des corruptions, le crime s’accomplit toujours impunément, sauf lorsque les magistrats libertins jugent, et prononcent systématiquement la culpabilité pour assouvir leurs pulsions.
    L’athéisme de même fait figure d’autorité, notamment lorsque Sade ne précise l’athéisme que chez ses libertins ecclésiastiques et que nos quatre de Silling punissent plus sévèrement que n’importe qui d’autre Augustine et Sophie, comme par hasard les plus dévotes du sérail.
    Un ecclésiaste, un financier, un militaire noble et un magistrat, quatre figures de pouvoir du siècle des Lumières, détournées du droit chemin par Sade, qui en fait l’incarnation de l’ordure sociale inaliénable. Toutes les charges orientées vers leurs intérêts sans égard à l’intérêt public, un devoir et des revenus employés à leur propre enrichissement et leurs passions perverses, Sade confirme plus que jamais depuis sa prison sa verve révolutionnaire.


N’oublions pas que la pauvreté apparente du style n’est pas imputable au divin Marquis lui-même, qui n’offre là qu’une ébauche de son roman ; un plan pour les trois dernières parties et seulement un premier jet pour la première. Cependant, cette répétition entêtante de « cul », « con », « décharge », « foutre » à chaque page ne manque pas de perturber le lecteur, au point que ce style participe involontairement d’une ambiance déjà exploitée par cet immense projet, que l’on est finalement heureux de savoir inachevé. Ce premier jet nous garde dans un suspense insoluble sur certains éléments comme la nature des punitions, de supplices du caveau, que l’on sait pourtant répugnants… La tension demeure longtemps après la lecture, le choc est bien présent, même chez le lecteur endurci du XXIe siècle. Plus qu’une auto-analyse de l’écrivain, qu’une entreprise psychanalytique avant la lettre, Les 120 journées de Sodome c’est l’ultime rempart des perversions humaines.

Aldorus
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le 27 oct. 2017

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