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Et c’est ainsi que s’achève ma lecture d’A la recherche du temps perdu… Dire que l’un des plus grands romans-fleuves de la littérature française, si ce n’est le plus grand, se termine en apothéose serait un euphémisme. Le Temps Retrouvé concentre en son sein parmi les plus belles pages que j’ai pu lire au cours de ces sept tomes, mais également lors de ma vie entière.


Cependant, dommage que ce tome soit assez inégal et que ces passages se retrouvent au milieu d’autres que j’ai eu de la peine à traverser, sinon c’était le 10 assuré. Proust est clairement l’un des meilleurs pour retranscrire, à travers les dialogues et les manières de ses personnages, tout ce qui faisait le sel d’une époque et l’ambiance qui s’en dégageait. Mais le côté dramatique de la Première Guerre Mondiale est ici évacué ou tout du moins réduit de manière assez flagrante par le fait que ses personnages principaux, à l’exception de Saint-Loup, ne participent pas au conflit. Lire Proust évoquer les stratégies militaires n’est pas des plus passionnants quand la guerre, qui est certes au centre des préoccupations de ces gens, ne les met pas tellement en danger et qu'on ne craint donc pas pour leur vie. De même, ces sempiternelles rivalités bourgeoises et nobiliaires à nouveau retranscrites ici ne font pas partie des meilleurs moments du livre. Mais depuis les six premiers tomes, nous savions que Marcel Proust n'est pas vraiment un conteur d'histoires pleines de péripéties.


Non, ce qui est exceptionnel dans ce livre et ce qui fait que j’aime énormément cet auteur, c’est ce qui arrive ensuite, à savoir aller toujours plus loin dans son exploration de la mémoire et des souvenirs. Chose nouvelle, il mène aussi une réflexion particulièrement intéressante sur le rôle de l’écrivain et de l’artiste. D’ailleurs, à l’issue de ce dernier volume, Proust se confond totalement avec son personnage. Le narrateur et l’auteur ne font plus qu’un ; ainsi, l’oeuvre du narrateur se mue en celle de l’auteur, qu’il s’agira pour ce dernier de retranscrire au plus vite avant qu’il ne soit trop tard, la maladie progressant lentement mais sûrement, aussi bien dans la vraie vie que dans le roman. Par le biais de l’introspection mémorielle opérée dans Le Temps retrouvé, les premiers souvenirs de Du côté de chez Swann et ce tintement si significatif pour le narrateur sont ressuscités vers la fin du livre : c’est par là que l’oeuvre à narrer devra commencer, la boucle est donc enfin bouclée.



« Tout s’était décidé au moment où, ne pouvant plus supporter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l’avaient accompagné, j’avais entendu la porte s’ouvrir, sonner, se refermer. À ce moment même, dans l’hôtel du prince de Guermantes, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette, qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. »



La madeleine, qui n’avait plus été évoquée depuis le premier tome, ou alors très brièvement, revient d’ailleurs en force dans Le Temps retrouvé. Ces réminiscences du passé étaient déjà des réminiscences du passé au moment où la diégèse de la Recherche a commencé. Maintenant, il s’agit d’un passé certes plus lointain, mais dont la nostalgie reste intacte :



« Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. »



Ces deux exemples démontrent la volonté de l’auteur de faire écho tout au long de son dernier tome à celui par lequel tout a démarré. Cet enchâssement du récit rappelle d’ailleurs l’effet miroir produit entre A l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième tome consacré principalement à la naissance de l’Amour ou du moins du sentiment amoureux, et Albertine disparue, avant-dernier tome consacré à son épuisement puis sa fin.


A ces souvenirs heureux, synonymes de félicité, ce dont Proust se réjouit d’avoir bien vécu à de multiples reprises, se mêlent des réflexions plus sombres sur la vieillesse et le Temps qui passe, conférant ainsi leur titre à la fois à ce tome et à l’ensemble du roman. Il en décrit notamment les effet sur les corps et les esprits vieillissants, comme dans ce passage :



« Si certaines femmes avouaient leur vieillesse en se fardant, elle apparaissait, au contraire, par l’absence de fard chez certains hommes sur le visage desquels je ne l’avais jamais expressément remarquée, et qui tout de même me semblaient bien changés depuis que, découragés de chercher à plaire, ils en avaient cessé l’usage. Parmi eux était Legrandin. La suppression du rose, que je n’avais jamais soupçonné artificiel, de ses lèvres et de ses joues donnait à sa figure l’apparence grisâtre et à ses traits allongés et mornes la précision sculpturale et lapidaire de ceux d’un dieu égyptien. Un dieu ! un revenant plutôt. Il avait perdu non seulement le courage de se peindre, mais de sourire, de faire briller son regard, de tenir des discours ingénieux. On s’étonnait de le voir si pâle, abattu, ne prononçant que de rares paroles qui avaient l’insignifiance de celles que disent les morts qu’on évoque. »



En outre, avant cet ultime tome, on ne se rend pas vraiment compte de ce fameux Temps avec un T majuscule qui a filé pour les personnages, en l’absence de repères temporels et malgré des indices présents mais bien trop rares, ce qui rend leur vieillissement soudain presque trop brusque, trop abrupt, mais finalement logique par le message que Proust souhaite faire passer sur le Temps. Non seulement, cela valide la grande Idée au coeur du roman, à savoir la relativité du Temps d’un individu à l’autre d’une part, mais également d’une période de vie à une autre, d’autre part. De plus, cela met aussi en lumière le propre vieillissement de l’auteur. Proust est conscient de sa déchéance, en observant justement ces changements irréversibles chez les autres :



« Les parties d’une blancheur de neige de barbes jusque-là entièrement noires rendaient mélancolique le paysage humain de cette matinée, comme les premières feuilles jaunes des arbres alors qu’on croyait encore pouvoir compter sur un long été, et qu’avant d’avoir commencé d’en profiter on voit que c’est déjà l’automne. Alors moi qui, depuis mon enfance, vivais au jour le jour, ayant reçu d’ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois, d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans tous ces gens, du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me désolait en m’avertissant des approches de la mienne. »



Son acceptation de la fatalité dans les dernières pages est alors remarquable. Conscient de sa chance d'avoir vécu une telle vie, malgré la dureté de certaines épreuves auxquelles il a dû faire face, il concède avec beaucoup de sagesse que la mort de sa grand-mère ou sa rupture avec Albertine sont autant de morts successives, et qu’il est donc prêt à accueillir avec philosophie son propre trépas :



« Si l’idée de la mort, dans ce temps-là, m’avait ainsi assombri l’amour, depuis longtemps déjà le souvenir de l’amour m’aidait à ne pas craindre la mort. Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois. Pour prendre la période la moins ancienne, n’avais-je pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu’y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l’aimais plus, j’étais, non plus l’être qui l’aimait, mais un être différent qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un autre. Or je ne souffrais pas d’être devenu cet autre, de ne plus aimer Albertine ; et certes, ne plus avoir un jour mon corps ne pouvait me paraître, en aucune façon, quelque chose d’aussi triste que m’avait paru jadis de ne plus aimer un jour Albertine. Et pourtant, combien cela m’était égal maintenant de ne plus l’aimer ! Ces morts successives, si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était plus là pour les sentir, m’avaient fait, depuis quelque temps, comprendre combien il serait peu sage de m’effrayer de la mort. »



Pour conclure, le titre de Temps Retrouvé semble indiquer que la Recherche a abouti. De quelle manière ? Selon Antoine Compagnon, la clé de la compréhension du roman se situe dans les épisodes de mémoire involontaires successifs que subit le narrateur. « Ce choc de deux sensations, présente et passée, lui permet de dépasser la temporalité humaine, d’accéder à une transcendance. Ces moments, ces épiphanies, sont aussi la clé de l’art, du pouvoir de l’écrivain. Il construit ainsi une théorie esthétique : la métaphore, l’alliance de deux termes, permet de restituer un peu de temps à l’état pur. Toute la Recherche mène donc à cette révélation du Temps retrouvé. »

Albiche

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